« Pour lutter contre les cyberviolences, il faut combattre le sexisme hors-ligne »

Comment lutter contre les violences sexistes en ligne ? Présidente du Collectif féministe contre le cyberharcèlement, Laure Salmona esquisse plusieurs pistes.

Hugo Boursier  • 17 septembre 2025 abonné·es
« Pour lutter contre les cyberviolences, il faut combattre le sexisme hors-ligne »
Les pouvoirs publics peinent à juger les faits de cyberharcèlement, dont les femmes sont pourtant des victimes quotidiennes.
© Unsplash

Laure Salmona est directrice de Féministes contre le cyberharcèlement et autrice de Politiser les cyberviolences (co-écrit avec Ketsia Mutombo, Cavalier Bleu, 2023) et 15 idées reçues sur les cyberviolences et le cyberharcèlement (Cavalier Bleu, 2025). Elle décortique ce qui se joue dans les violences en ligne, alors que le phénomène, massif, ne finit plus de prendre de l’ampleur au gré des avancées technologiques : deepfake et IA générative en tête.

En 2021 et 2022, le collectif, Féministes contre le cyberharcèlement, a mené une enquête pour quantifier l’ampleur de ces violences en ligne, et le vécu de ses victimes.

Peu de procès s’ouvrent pour des faits de cyberharcèlement. Celui des neuf hommes accusés d’avoir commis des violences en ligne contre Typhaine D., qui s’ouvre ce mercredi 17 septembre, est-il emblématique d’un phénomène trop peu puni ?

Laure Salmona : Tout dépend des verdicts du procès. En 2024, 28 auteurs ont été retrouvés et condamnés pour le procès en cyberharcèlement sur l’influenceuse, Magali Berdah. Les raids en ligne sont de plus en plus pris en compte, alors que ce délit n’est précisément puni que depuis 2018. Avant cela il fallait au moins deux agissements pour qualifier le harcèlement. Désormais, un seul agissement suffit lorsqu’il a conduit à un cyberharcèlement en meute, ou lorsque la personne qui a posté le message ne pouvait pas ignorer qu’un harcèlement était en cours.

C’est totalement anormal qu’il y ait un tel déficit de prise en compte de ces violences sexuelles et sexistes par les autorités publiques.

Comment la justice appréhende-t-elle la particularité de ce genre de dossier, à savoir que les auteurs peuvent être très nombreux ?

Les difficultés sont liées à un manque de moyens financiers, humain et technique, mais aussi un manque réel de coopération des plateformes lorsqu’il y a des réquisitions. Pour les victimes de cyberviolences, c’est très compliqué d’obtenir justice.

Nous avions réalisé une enquête sur un échantillon représentatif des Français qui montrait que 67 % des personnes qui avaient fait la démarche d’aller déposer plainte s’étaient vues refuser le dépôt de plainte par les forces de police et de gendarmerie, qui considèrent souvent que parce que c’est en ligne, c’est moins grave. Or 1 victime de cyberviolence sur 7 a tenté de se suicider.

Sur le même sujet : À Paris, des mères réclament la protection de leurs enfants victimes de violences

Typhaine D. a enduré des problèmes financiers, du stress post-traumatique. Les conséquences sont nombreuses. C’est totalement anormal qu’il y ait un tel déficit de prise en compte de ces violences sexuelles et sexistes par les autorités publiques. Aujourd’hui, c’est moins de 3 % des actes de cyberviolence qui font l’objet de poursuites. Des personnes racontent avoir appris deux ans après les faits que leur plainte avait été classée sans suite sans qu’elles en aient été informées. Les forces de l’ordre manquent de formation, parfois elles ne mènent pas d’enquête parce qu’elles n’arrivent tout simplement pas à ouvrir un fichier, ou bien demandent des impressions de chaque message – or pour de nombreux cas, il y en a plusieurs centaines.

Pour le cas de Typhaine D., tout est parti d’un débat filmé et publié par Le Crayon. Les médias et plateformes qui produisent ces contenus ont-ils une responsabilité particulière ?

Les médias devraient avoir une charte éthique sur ce sujet. C’est l’avis de l’association Féministes contre le cyberharcèlement. Dans certains cas, le fait que des polémiques naissent dans les commentaires sous les vidéos crée de l’engagement, et donc plus de trafic. Financièrement, les médias n’ont donc pas forcément intérêt à modérer de façon drastique tous ces commentaires. Le fait de ne pas fermer les commentaires, de ne pas former les équipes à la protection des personnes interviewées, surtout lorsque l’on sait que ce sont des personnes qui vont susciter des réactions ou qui vont aborder des sujets clivants, est un réel problème.

Financièrement, les médias n’ont donc pas forcément intérêt à modérer de façon drastique tous ces commentaires.

L’un des arguments souvent avancés par les personnes mises en cause consiste à dire qu’elles auraient été entraînées par un « effet de meute ». Pourquoi cet élément participe à déresponsabiliser la portée des messages haineux ?

C’est l’effet cockpit, soit le fait d’être derrière son écran et de rejoindre une communauté de haine. Mais ce qui permet surtout ce type de déferlement, c’est la déshumanisation liée aux discriminations sexistes. Les femmes, et a fortiori les femmes qui sont à l’intersection de plusieurs autres oppressions, sont ciblées et traquées comme des objets.

On brandit souvent l’anonymat pour expliquer la facilité avec laquelle les hommes cyberharcèlent. C’est plus compliqué que cela. Des études montrent qu’au contraire, e fait d’afficher son identité peut faciliter le passage à l’acte. Violenter en son nom propre peut être considéré, par les auteurs, comme un rite de passage d’appartenance à un groupe. Et dans beaucoup de cas, les victimes de cyberviolence connaissent l’identité de leurs auteurs. C’est le cas pour 63 % des personnes victimes.

Sur le même sujet : Violences sexuelles : et si le « oui » ne valait rien ?

Parmi les solutions souvent brandies, il y a l’anonymat donc, mais il y a aussi le fait d’interdire les réseaux sociaux. La rapporteur de la commission Tiktok préconisait l’interdiction des réseaux sociaux pour les moins de 15 ans et un couvre-feu numérique pour les 15-18. Qu’en pensez-vous ?

Il faut s’intéresser à la balance « bénéfice-risque ». Comment faire respecter cette interdiction ? Quel est le sens même de cette interdiction ? Cette décision mobilise des dispositifs qui vont collecter des données sensibles. Et surtout, une question très importante que l’on se pose beaucoup dans notre association : à quel point ces violences en ligne contre les enfants et les femmes sont instrumentalisées pour faire passer des lois sécuritaires qui sont attentatoires aux droits et aux libertés des personnes en ligne ?

Pour lutter contre ces violences, il faut d’abord combattre le sexisme et les discriminations hors-ligne. Il faut sensibiliser pour lutter contre ces processus de déshumanisation, et être plus sévère avec les plateformes qui sont construites pour maximiser la polarisation les débats et génèrent donc de la violence en ligne.

Tout Politis dans votre boîte email avec nos newsletters !

Les nouvelles technologies facilitent les manières de cyberharceler. Mais le cyberharcèlement ne date pas d’hier : il existait déjà sur les blogs, il y a 20 ans. Ne concevoir que des solutions techniques encourage-t-il à ne pas lutter frontalement contre le sexisme qui structure la société ?

C’est un réel manque de volonté politique d’engager des budgets pour faire de la prévention et de la lutte contre les violences. Aujourd’hui, un tiers des victimes se sont senties culpabilisées par leurs proches, des professionnels, ou par la police ou la gendarmerie quand elles ont voulu déposer plainte. Clairement, les moyens ne sont pas à la hauteur des enjeux.

Pour lutter contre ces violences, il faut d’abord combattre le sexisme et les discriminations hors-ligne.

Il n’y a pas de plateforme générique d’accompagnement pour les adultes victimes de cyberviolences. Le 3018 concerne les jeunes. Le 3919 s’adresse aux victimes de violences au sein du couple et oriente les victimes. Il ne fait pas d’accompagnement et ne suit pas les personnes concernées. Oui, il y a des associations : StopFisha, En avant toutes, mais ce n’est pas suffisant et elles ne sont pas assez financées. Pourtant il s’agit d’un enjeu absolument urgent pour soutenir les victimes et conserver un réel débat démocratique, tant les avancées technologiques, les intelligences artificielles génératives, les deepfakes concourent à organiser des violences et de la désinformation.

Selon une étude, 96 % des deepfakes sont à caractère pornographique, et 99 % des victimes sont des femmes. Le cyberharcèlement prend-il une nouvelle ampleur avec les deepfakes ?

Aujourd’hui, il n’y a pas de moyen technique infaillible d’assurer sa sûreté numérique. C’est de plus en plus facile d’agresser une femme en ligne. Les études montrent que la diffusion non consentie de contenus intimes a de lourdes conséquences sur la vie des victimes, bien plus que d’autres formes de cyberviolences.

Or il y a très peu de soutien aux victimes : certes, porter plainte permet de faire évoluer la manière dont on perçoit les cyberviolences afin de faire reculer l’impunité, mais cela ne protège pas pour autant les victimes. Le temps de la justice est long et les contenus, eux, restent en ligne et continuent d’être repartagés. Bien souvent, les victimes ne savent pas comment réagir ni où trouver un accompagnement. Elles veulent avant tout faire retirer les contenus. Il y a des solutions techniques qui existent comme disrupt, proposé par l’association Point de Contact, qui permet d’empêcher la diffusion de contenus via un dispositif qui permet aux plateformes partenaires de supprimer automatiquement les contenus signalés.

Il y a une réelle demande de débats, sans jugement, où les jeunes peuvent s’exprimer et discuter ensemble.

Qu’observez-vous quand vous intervenez dans les établissements scolaires ?

Il y a une réelle demande de débats, sans jugement, où les jeunes peuvent s’exprimer et discuter ensemble. On manque d’espace pour ouvrir la parole sur ces sujets. Quand on interdit quelque chose, les adolescent·es essaient toujours contourner l’interdiction ou la transgresser.

Le jour où une jeune adolescente va être victime d’une diffusion de nudes, elle ne va pas en parler à des adultes si on lui a interdit auparavant d’envoyer ce genre de contenus. Interdire empêche bien souvent de créer des liens de confiance. Et si la victime ne sait pas vers qui se tourner, se sent coupable, elle peut se murer dans le silence et subir des violences encore plus importantes notamment lorsque des hommes menacent de diffuser des nudes pour obtenir des relations sexuelles.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous

Pour aller plus loin…

Typhaine D : quand la justice décortique la violence masculine en ligne
Justice 17 septembre 2025

Typhaine D : quand la justice décortique la violence masculine en ligne

Neuf hommes ont été jugés, ce 17 septembre, par la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, après une vague de cyberharcèlement subie par l’artiste Typhaine D. Récit.
Par Salomé Dionisi
Le cyberharcèlement frappe de plus en plus tôt et surtout les femmes
Infographies 17 septembre 2025

Le cyberharcèlement frappe de plus en plus tôt et surtout les femmes

Insultes, menaces, humiliations… Les études révèlent l’ampleur du cyberharcèlement en France qui débute dès l’école primaire et dont les conséquences psychologiques peuvent être dramatiques, allant jusqu’au suicide.
Par Maxime Sirvins
Retraites, assurance-chômage, santé : trois sujets brûlants pour plus d’égalité
Analyse 17 septembre 2025 abonné·es

Retraites, assurance-chômage, santé : trois sujets brûlants pour plus d’égalité

Huit ans de macronisme auront eu raison du mythe égalitaire français. Baisse des APL, réformes de l’assurance-chômage, RSA sous condition, etc. Les coups de semonce ont été nombreux. Passage en revue de trois sujets chauds.
Par Pierre Jequier-Zalc
Thomas Piketty : « Le combat pour la taxation des plus riches ne fait que commencer »
Entretien 17 septembre 2025 abonné·es

Thomas Piketty : « Le combat pour la taxation des plus riches ne fait que commencer »

L’économiste, spécialiste des inégalités et professeur à l’École d’économie de Paris revient sur la séquence politique et économique actuelle alors que le sujet de la taxe Zucman s’impose dans le débat public. Et appelle l’ensemble des forces progressistes à se lancer dans ce combat pour l’égalité.
Par Pierre Jequier-Zalc