Une étude d’ampleur sur l’islamophobie révèle l’angoisse des musulman·es en France
Mené par l’Ifop et la Grande mosquée de Paris, ce travail montre l’étendue du racisme subi par les musulman·es en France au quotidien, au travail, dans l’Éducation, par les forces de l’ordre ou dans les services publics.

© Pauline Migevant
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les deux tiers des Français·es musulman·es ont subi des comportements racistes ces cinq dernières années, contre 20 % en moyenne chez l’ensemble des Français·es. Plus de 8 musulman·es sur 10 estiment que la haine envers les musulman·es est un phénomène répandu en France et que la tendance s’est aggravée au cours des 10 dernières années. Ces chiffres sont issus d’une enquête réalisée par l’IFOP et la Grande mosquée de Paris réunis dans un nouvel « Observatoire des discriminations envers les musulmans de France ».
Le dispositif d’enquête a mêlé deux méthodologies. « Sur un échantillon représentatif de 15 000 Français, on a isolé 1 000 musulman·es », explique François Kraus, directeur du pôle politique de l’Ifop, qui qualifie l’étude de « méga enquête ». Le volet « perception et réactions » est issu d’interviews téléphoniques. Le volet portant sur les discriminations et les agressions vient d’un questionnaire auto-administré en ligne réalisé lui aussi sur un échantillon représentatif de 1 000 personnes.
« Comme lorsqu’il est question de violences sexuelles, le caractère traumatisant de l’expérience fait qu’il y a une meilleure dicibilité [caractère de ce qui peut être dit, N.D.L.R.) de ces actes lorsqu’il n’y a pas de tierce personne », explique François Kraus, à l’IFOP. Les auteurs et autrices de cette étude ont préféré le terme de « musulmanophobie » à celui d’islamophobie pour signifier « l’hostilité à l’égard des personnes pratiquant cette religion (des croyants) » plutôt que l’hostilité à l’égard d’une religion.
Ciblé·es même dans les lieux « neutres »
« L’un des enseignements de l’enquête, reprend François Kraus, est l’ampleur des discriminations dans les services publics. Il ne s’agit pas simplement des contrôles de police qui sont massifs mais aussi dans l’administration publique, dans la santé ou l’enseignement. Cela atteste d’un problème de ces institutions censées être neutres et garantes d’égalité républicaine », poursuit-il.
On n’a plus d’avenir en France. Ça devient un pays dangereux pour les musulman·es.
Par exemple, 29 % des musulman·es en France ont déjà été discriminé·es lors d’une visite chez le médecin ou dans un hôpital. Ou encore, 36 % par les agent·es travaillant dans une administration publique, comme une mairie ou une préfecture. Enfin, plus de la moitié des hommes musulmans de moins de 35 ans ont déjà été discriminés par les enseignants dans un établissement scolaire.
« Ces chiffres sont tout à fait cohérents avec tout ce que les enquêtes sociologiques démontrent depuis des années. Le fait que les musulman·es, avec des spécificités en termes de genre, de couleur de peau par exemple, peuvent être discriminé·es au niveau institutionnel, structurel et interactionnel », analyse Hanane Karimi, sociologue, autrice de l’ouvrage Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? (Hors d’atteinte).
Pour l’universitaire [par ailleurs autrice dans Politis, N.D.L.R.], l’enquête parue aujourd’hui est précieuse en ce qu’elle donne à voir un « baromètre très précis du sentiment d’insécurité politique et sociale que vivent les musulmans dans la société. On voit bien que l’islamophobie est quotidienne, systémique et partout. »
Continuum islamophobe
Plusieurs événements islamophobes ont marqué ces derniers mois. Des paroles politiques, comme celle de Bruno Retailleau, ex-ministre de l’intérieur, disant « à bas le voile » aux attaques visant des lieux de culte. Des exemples parmi d’autres : la semaine dernière, neuf têtes de cochon ont été retrouvées devant des mosquées en région parisienne, notamment dans le 15e, 18e et 20e arrondissements de Paris, ainsi qu’à Montreuil (Seine-Saint-Denis), Montrouge et Malakoff (Hauts-de-Seine) et Gentilly (Val-de-Marne).
En février, un incendie criminel détruisait la salle de prière de Jargeau. « On n’a plus d’avenir en France. Ça devient un pays dangereux pour les musulman·es », confiait alors à Politis, un fidèle d’une mosquée voisine réagissant au drame.
Ce glissement de « l’opinion légitime à l’agression illégitime » que documente cette enquête.
François Kraus
Cette montée des actes et discours islamophobes ne s’est pourtant pas accompagnée de statistiques publiques sur la question des discriminations vécues par les musulman·es. « L’étude vient ainsi combler un manque », analyse François Kraus, directeur du pôle politique de l’IFOP. En conclusion de l’étude, Chems-Eddine Hafiz, le recteur de la Grande mosquée de Paris évoque « ce glissement de ‘l’opinion légitime à l’agression illégitime’ que documente cette enquête. »
Hanane Karimi insiste sur la notion de continuum : « Il y a des discours politiques, des politiques sécuritaires qui stigmatisent les musulman·es et leurs pratiques. Cette légitimation de l’opinion islamophobe conduit à légitimer l’agression islamophobe ».
L’islamophobie peut aussi aller jusqu’au meurtre. En avril 2025, un homme tuait Aboubakar Cissé, 22 ans, par 57 coups de couteau, alors qu’il faisait le ménage dans une mosquée du Gard. Le tueur tournait ensuite une vidéo en disant : « Je l’ai fait, ton Allah de merde ! ». Aujourd’hui, l’étude révèle que la moitié des musulman·es craint d’être agressée en raison de leur religion, une proportion qui monte à ⅔ en ce qui concerne les femmes voilées. Plus de 8 sur 10 parmi ces dernières craignent également une restriction de leur liberté religieuse.
« Ces signaux d’alerte sont très inquiétants »
Pour Hanane Karimi, « l’angoisse collective que révèle l’enquête et la restriction de la liberté religieuse dit quelque chose d’alarmant d’un point de vue démocratique. »
« La France est devenue l’un des pays de l’UE les plus touchés en matière d’islamophobie », alerte-t-elle. Une étude européenne menée en 2022 et publiée en 2024 comparait le niveau d’islamophobie dans 15 pays membres de l’UE. L’enquête révélait qu’en Autriche, pire pays du classement, près de 75 % des musulman·es avaient subi une discrimination dans les cinq ans précédant l’enquête. Aujourd’hui, en France, l’étude de l’IFOP montre que c’est le cas de 66 % des musulman·es, plus de trois fois plus que les Français non-musulman·es.
Ce que révèle également l’étude, c’est la défiance envers les institutions. Selon cette dernière, 1 musulman·e sur 3 ne déposerait pas plainte auprès des forces de l’ordre après un acte de haine anti-musulman.
Pour Hanane Karimi, « depuis la dissolution du CCIF [Collectif contre l’islamophobie en France] en 2020, il n’y a plus de structure identifiée de confiance pour que les musulman·es trouvent des conseils, du soutien et un accompagnement des victimes en cas d’islamophobie. » « Les signaux d’alerte sur l’islamophobie en France sont très inquiétants et méritent des mesures politiques », insiste la chercheuse. Difficile d’imaginer qu’un Bruno Retailleau, si son maintien à Beauvau est confirmé, aille dans ce sens.
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