Ambroise Croizat : l’ouvrier devenu père de la Sécurité sociale
Ministre du Travail à la Libération, Ambroise Croizat a posé les bases de la Sécurité sociale. Le journaliste, Emmanuel Defouloy, rappelle son rôle décisif et l’héritage qu’il a laissé depuis 80 ans.

© AFP
Le nom d’Ambroise Croizat reste méconnu. Métallurgiste, syndicaliste, député communiste puis ministre du Travail au gouvernement de De Gaulle, il fut l’un des principaux artisans de la création de la Sécurité sociale. Dans son essai biographique Ambroise Croizat – Justice sociale et humanisme en héritage paru aux éditions Geai Bleu, le journaliste et auteur Emmanuel Defouloy met en lumière l’apport décisif de cet ouvrier ministre. Un héritage qui interroge notre époque, marquée par la fragilisation des principes qu’il avait ancrés : universalité, solidarité et autogestion.
Quel a été le déclic pour écrire ce livre ?
Emmanuel Dufouloy : On célèbre les 80 ans de la Sécurité sociale, mais aussi les 130 ans de la CGT. S’il y a un personnage évident qui relie les deux histoires, à la fois au titre d’important dirigeant syndical de la CGT et de ministre du Travail et de la Sécu, c’est Ambroise Croizat. Il m’a semblé pertinent d’écrire maintenant pour retrouver la mémoire de Croizat, qui, en ce qui concerne la Sécurité sociale notamment, a été en partie effacée au profit exclusif du haut fonctionnaire Pierre Laroque.
Manque-t-on de travaux sur Croizat et son rôle dans la Sécu ?
C’est seulement la deuxième biographie d’Ambroise Croizat, et il n’existe à ce jour aucun travail universitaire. Ce qui, heureusement, va être comblé dans les années à venir puisqu’un jeune universitaire, Léo Rosell, fait une thèse sur la vie du ministre. On lance également un projet de documentaire long-métrage sur la vie de Croizat, dont son petit-fils et Léo Rosell sont les fils rouges.
La Sécu est un véritable joyau à défendre, et même à renforcer aujourd’hui.
Concernant l’apport de Croizat à la Sécu, la France est divisée entre une mémoire « institutionnelle », qui fait plutôt la part belle à Laroque et, de l’autre côté, une mémoire plus militante, qui se souvient davantage du rôle qu’a réellement joué Croizat. Il me semblait important de rappeler ce rôle. D’une part en tant que ministre du Travail entre novembre 1945 et mai 1947. Mais je montre qu’il a aussi eu un rôle important sur le sujet avant cette période, dans le cadre de l’Assemblée consultative provisoire (ACP), dans laquelle il était président de la commission du Travail et des Affaires sociales.
Pourquoi Croizat a-t-il eu un rôle si important pour la Sécu ?
Pas seulement la Sécu d’ailleurs : Ambroise Croizat a aussi créé les comités d’entreprise, la médecine du travail, il a décrété l’égalité de salaire entre les hommes et les femmes… Cet homme était un ouvrier, qui n’avait pas son certificat d’études – d’ailleurs le seul ouvrier ministre du Travail depuis que ce poste existe -, un homme qui était aussi syndicaliste CGT, communiste… La Sécu est un véritable joyau à défendre, et même à renforcer aujourd’hui. Parfois, on dit que c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas.
Pourquoi ?
Avant-guerre, en cas d’accidents de la vie, des familles entières des classes populaires pouvaient basculer dans le dénuement, parce qu’une protection sociale universelle et digne de ce nom n’existait pas. Par ses origines ouvrières, par la vie de son père qui a été licencié parce qu’il a voulu créer un syndicat CGT, Ambroise Croizat a connu les difficultés de créer un syndicat, la misère ouvrière, les drames que pouvait engendrer l’absence de protection sociale. Il est essentiel de comprendre que c’est à travers un ouvrier qu’a été construit ce système qui maintenant protège l’ensemble de la population française.
Que voulez-vous que le lecteur retienne en priorité ?
Outre le rôle d’Ambroise Croizat dans la création de la Sécurité sociale, je pense que retrouver sa mémoire, c’est comprendre les valeurs fondatrices et les principes originels de la Sécurité sociale. Ces principes, en partie remis en cause ou grandement altérés, ont parfois été un peu oubliés. Mais la principale idée que je souhaite mettre en avant et qui était au cœur de la pensée de Croizat, c’est : la Sécu est une réponse universelle aux besoins des êtres humains.
On détermine ces besoins en termes de santé, de pension de retraite, de couverture des accidents du travail et maladies professionnelles, d’allocation familiale. Et ensuite est déterminé le financement répondant à ces besoins. C’est vraiment ça, le projet de fonctionnement humaniste de la Sécurité sociale d’après-guerre. On ne peut que regretter que ce principe ait été altéré.
Comment la Sécu s’est-elle éloignée de ses principes fondamentaux ?
Petit à petit, d’une logique de solidarité nationale on passe davantage à une logique gestionnaire de rentabilité. Et c’est ça qui, à mon sens, explique en grande partie le fait que, malgré toutes les réformes depuis une trentaine d’années, on ne règle toujours pas le problème de ce qu’on appelle – à mon avis improprement – le trou de la Sécu.
La Sécu est une réponse universelle aux besoins des êtres humains.
Le débat médiatique et politique est saturé par la question des dépenses. Alors qu’en réalité, en tout cas à court et moyen terme, la réponse est du côté des recettes. Lesquelles ont été asséchées dans les dernières décennies avec une accélération notable depuis dix ans. Notamment par les exonérations de cotisations sociales qui ne sont pas totalement compensées aujourd’hui, par le fait que les différentes hausses de revenus, type chèque-énergie ou épargne salariale, ne sont pas soumises à cotisation. Et si vous augmentez d’1 % les cotisations patronales, vous obtenez 7 milliards ; si vous passez à l’égalité salariale homme-femme, vous obtenez six milliards. Donc, il y a clairement un manque de recettes.
À long terme, il faut se dire que si les Français, dans leur grande majorité – et c’est le cas –, souhaitent par exemple que le pourcentage du PIB consacré aux retraites passe de 12 à 14 %, ou que le pourcentage du PIB consacré à l’assurance maladie augmente également, ils sont tout à fait souverains à le décider. Ce sont des choses qui sont trop importantes pour que la réponse soit uniquement budgétaire. Elle doit être humaniste et liée aux besoins.
À travers vos recherches et vos échanges avec son petit-fils, avez-vous une idée de ce que Croizat penserait de la Sécu d’aujourd’hui ?
Il combattrait cette évolution de la solidarité nationale à rentabilité de toutes ses forces. Il l’a d’ailleurs dit de son vivant : plusieurs discours tenus en tant que ministre expliquent qu’il ne faut jamais cesser le développement de la Sécurité sociale, telle qu’il l’a créée. Je pense qu’il rejoindrait la ligne qu’une grande partie de la CGT aujourd’hui, soit d’aller vers le 100 % sécu. C’est-à-dire que les mutuelles et les assurances privées soient rapatriées dans le périmètre de la Sécu et que ce périmètre comprenne aussi les crèches, la petite enfance, les aides aux personnes âgées.
A-t-il été difficile de vous documenter sur la vie d’Ambroise Croizat ?
La famille, qui se réduit aujourd’hui au petit-fils, Pierre Caillaud Croizat, m’a ouvert les archives familiales, impressionnantes en termes de photos, de notes et surtout de lettres écrites à sa femme lorsqu’il était prisonnier pendant la guerre. Des archives sur l’Assemblée consultative provisoire, trouvées aux Archives nationales, ont été très importantes, notamment sur le rôle qu’il a eu pour la Sécu avant d’être ministre.
Le débat médiatique et politique est saturé par la question des dépenses.
Il reste des choses qu’on n’a pas découvertes. Ce qui peut expliquer la différence de traitement entre Laroque et Croizat : le premier a contribué à créer le comité d’histoire de la sécurité sociale, qui se trouve au ministère de la Santé. Toutes ses notes, tous ses livres sont là-bas. Alors qu’aujourd’hui encore, il n’existe pas d’endroit où les documents qui sont relatifs à Ambroise Croizat sont regroupés.
Léo Rosell continue de découvrir régulièrement des documents et il y aura encore des choses à dire sur Croizat. Pourquoi il y a cette différence, c’est aussi parce que Croizat est mort jeune, à 50 ans. Même s’il avait voulu le faire, il n’a pas pu préparer son héritage. Alors que Laroque est mort à 90 ans, a enseigné de longues années et a lui-même dirigé ce comité d’histoire de la sécurité sociale.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un DonPour aller plus loin…

Sécurité sociale de l’alimentation : un brin d’utopie et une louche de questions

Sécurité sociale : 80 ans après, la nécessité d’aller plus loin

Sécurité sociale : 3 pistes pour élargir la solidarité
