Faut-il prendre un ours comme généraliste ?

Dans un essai facile d’accès, le biologiste Jaap de Roode part à la rencontre des recherches scientifiques montrant la maîtrise de l’automédication par les animaux. Et gomme le scepticisme sur une question : la médecine animale est-elle le futur de la médecine humaine ?

Vanina Delmas  • 3 octobre 2025 abonné·es
Faut-il prendre un ours comme généraliste ?
Après leur hibernation, les ours mangent des plantes contenant de l’acide salicylique.
© BERND VON JUTRCZENKA / dpa Picture-Alliance / AFP

Nos plus grands médecins. Comment les fourmis, les papillons, les éléphants…
se soignent depuis des millions d’années,
Jaap de Roode, Les liens qui libèrent, 320 pages, 22 euros.

Comment les animaux se soignent-ils dans la nature ? Question a priori logique mais qui n’effleure que peu de personnes, tant les esprits occidentaux sont conditionnés à se rendre chez le vétérinaire. Dans son livre Nos plus grands médecins, Jaap de Roode, biologiste de renom et professeur à l’université Emory à Atlanta, offre une autre perspective en condensant les connaissances sur l’automédication des animaux.

Nous découvrons qu’ils peuvent recourir à la médication pour diminuer la probabilité d’une infection, tuer des parasites ou tolérer une maladie sans pour autant l’éliminer. Et qu’ils pratiquent volontiers une médecine préventive en ingérant certains aliments, en s’enduisant de répulsifs ou en ajoutant des éléments toxiques à leur nid pour les désinfecter.

Les fourmis rousses des bois comblent les fourmilières avec des morceaux de résine pour réduire les infections microbiennes.

Ainsi, les fourmis rousses des bois comblent les fourmilières avec des morceaux de résine pour réduire les infections microbiennes. Les orangs-outans savent diminuer une inflammation en mélangeant certaines lianes à leur salive et en appliquant cette mixture sur leur corps. Les roselins du Mexique et les moineaux domestiques insèrent des mégots de cigarette dans leurs nids pour utiliser les capacités antiparasitaires du tabac à titre préventif – même si les autres composés chimiques des mégots sont sûrement responsables d’anomalies constatées chez ces oiseaux.

Les papillons monarques femelles, espèce étudiée par Jaap de Roode, pondent leurs œufs sur une espèce précise d’asclépiade contenant des concentrations plus élevées d’une substance toxique lorsqu’elles sont infectées par un parasite, afin que les futures chenilles soient saines.

Zoopharmacognosie

Autant d’exemples ludiques qui relèvent d’une discipline bien connue : la zoopharmacognosie, qui mêle éthologie, médecine et anthropologie. Les premières observations et conclusions scientifiques remontent à la fin des années 1980, grâce à Michael A. Huffman, qui a observé le comportement inhabituel d’une femelle chimpanzé en Tanzanie. Elle délaissait son petit pour dormir la journée. Puis elle s’est mise à mâcher la moelle d’une plante bien particulière, connue par le peuple autochtone, sous le nom de mjonso, pour avoir des vertus contre l’indigestion, les parasites intestinaux, le paludisme…

En tant que scientifique, Jaap de Roode met un point d’honneur à détailler quelques démarches sur le long terme, montrant la complexité de cette discipline qui s’interroge constamment : comment passer d’une simple hypothèse à une certitude ? Les animaux ont-ils conscience de se soigner en faisant tel choix de plante ? Est-ce un savoir inné à leur espèce ou un acquis du fait de leurs interactions sociales ? Au-delà de sa fascination pour le monde animal, il parvient à nous communiquer sa passion de la science par des rencontres autour du monde, des récits d’expériences qui nous tiennent en haleine, et nous oblige à nous poser les mêmes questions que les scientifiques.

Avec l’industrialisation de la production alimentaire, nous avons diminué la capacité des animaux d’élevage à se soigner.

J. de Roode

En creux, Jaap de Roode montre que l’idée de dualisme entre nature et culture qui inonde le monde occidental moderne peut ralentir, voire empêcher, de véritables progrès de la médecine. Il raconte le rôle vital de l’ours dans la culture amérindienne : l’animal a guidé de nombreux ­guérisseurs vers des plantes qui ont donné naissance à des traitements baptisés « médecine de l’ours ». Un exemple éloquent : après leur longue hibernation, qui met à rude épreuve leur organisme, les ours mangent de l’écorce, des bourgeons de saule et des jeunes pousses de reines-des-prés qui contiennent de l’acide salicylique. Grâce à cette substance, lorsqu’elle est chimiquement modifiée, nous obtenons de l’aspirine.

Jaap de Roode nous donne envie d’observer les animaux, même les chiens et les chats autour de nous, et d’apprendre d’eux. Pas à pas, il en vient à la question de la domestication et à l’élevage d’animaux, qui n’ont pas le choix de leur alimentation, et peu de rapports sociaux pour certains. « Avec l’industrialisation de la production alimentaire, nous avons diminué la capacité des animaux d’élevage à se soigner », écrit-il. Précieux quand on sait que la surconsommation de médicaments a largement permis l’émergence de l’antibiorésistance, qualifiée par l’Organisation mondiale de la santé de « pandémie silencieuse ». Une seule prescription à suivre : prendre exemple sur les animaux.


Les autres parutions

De l’essence dans nos assiettes. Enquête sur un secret bien huilé, Guillaume Coudray, La Découverte, 304 pages, 20,90 euros.

Hexane. Un mot peu connu du grand public, qui désigne pourtant un « poison invisible » mais présent partout. Cet hydrocarbure, utilisé dans les usines d’extraction d’huile d’oléagineux (colza, tournesol, soja), laisse des résidus dans les produits fabriqués à partir de ces graines, dans le tourteau qui nourrit le bétail, dans certains cosmétiques et produits pharmaceutiques, et… dans le sang de la population ! Guillaume Coudray, qui avait déjà lancé l’alerte sur les nitrites dans la charcuterie, braque les projecteurs sur ce nouveau scandale de l’agroindustrie et décortique les mécanismes politiques, économiques et réglementaires qui ont conduit à l’omniprésence de ce produit reconnu toxique et reprotoxique. Une enquête didactique, rigoureuse et d’utilité publique.

Sur le même sujet : L’Anses établit un lien entre charcuterie aux nitrites et cancer colorectal

Un pouvoir malhonnête. La corruption en France, XVIII-XXe siècle, Frédéric Monier, éd. Champ Vallon, coll. « La chose publique », 256 pages, 24 euros.

À l’heure des péripéties judiciaires de Nicolas Sarkozy – dont une bonne partie des médias se sont offusqués de la condamnation, simple application de la loi à l’égard d’un puissant – Frédéric Monier s’attache à l’histoire de ce fléau qu’est la « corruption publique ». L’historien, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet mais aussi spécialiste du Front populaire, traite en fait de la période allant de 1750 aux années 1950. Il apporte cependant un éclairage passionnant sur l’évolution du phénomène, d’abord « problème de moralité collective » à la fin du XVIIIe siècle pour se transformer peu à peu en délit plus individuel et véreux. Et nous renseigne ainsi sur la vision du peuple (en France) vis-à-vis des élites.

Le sens des révolutions. De la Bastille à Maïdan, Guillaume Lancereau & Tetiana Zemliakova, introduction de Marina Simakova, Éditions de l’Atelier, 240 pages, 21 euros.

Projet très original, ce livre propose un « regard croisé » sur deux moments révolutionnaires. D’un côté, la Révolution française, en tant qu’événement constitutif de la modernité européenne (avec la naissance du citoyen) ; de l’autre, Maïdan, parfois qualifiée de « Révolution de la dignité », abattant en 2014 le régime de l’arbitraire et de la corruption en Ukraine issu du totalitarisme stalinien, en nouveau sursaut émancipateur. Les deux historiennes ukrainiennes et le spécialiste de 1789 et de ses suites y voient deux « cas-limites » de l’histoire longue des révolutions, reliant ces « première et dernière des révolutions européennes » comme source potentielle d’un projet d’émancipation au XXIsiècle. Un livre ambitieux qui mérite qu’on s’y arrête.

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