« Maghreb noir », un souffle panafricain

Fouillé et captivant, le livre de Paraska Tolan-Szkilnik place le Maghreb et ses artistes au cœur de l’histoire du panafricanisme.

Pauline Guedj  • 17 octobre 2025 abonné·es
« Maghreb noir », un souffle panafricain
Le Centre afro-américain lors de son inauguration par des délégués du Black Panther Party, à Alger, le 21 juillet 1969.
© AFP PHOTO / APS

Maghreb noir. Rabat, Alger et Tunis dans les luttes panafricaines de Paraska Tolan-Szkilnik, Éditions Ròt-Bò-Krik, 336 pages, 17 euros.

Juillet 1969. Le cinéaste et photographe William Klein est sollicité par le gouvernement algérien pour documenter le festival panafricain d’Alger. Nous sommes sept ans après l’indépendance, et le président algérien Houari Boumédiène veut profiter de l’événement pour inscrire son pays dans l’histoire du panafricanisme et faire fructifier les alliances politiques et économiques que celle-ci peut engendrer.

Pendant dix jours, le festival accueille des conférences, des représentations d’artistes et des débats publics. Il s’ouvre le 21 juillet avec un défilé dans les rues d’Alger rassemblant danseurs, musiciens, représentants des délégations nationales et membres de groupes indépendantistes comme l’ANC d’Afrique du Sud, le Frelimo mozambicain, le Frolinat tchadien, le MPLA angolais et le PAIGC de la Guinée et du Cap-Vert.

Parmi les invités, on compte aussi des activistes du Black Panther Party, dont deux membres sont alors en exil à Alger, Kathleen et Eldridge Cleaver, et plusieurs artistes, dont la chanteuse Miriam Makeba et les saxophonistes Manu Dibango et Archie Shepp. Pour William Klein, qui s’exprime lors d’une projection du film à Alger en 2009, « le festival reste un grand souvenir, très émouvant. Il y avait une urgence historique. Tous ces gens risquaient leur vie, tous les jours. Ils cherchaient à établir une culture du combat ».

On n’y croyait pas trop au festival, étant donné la répression qui courait.

B. Ouadi

Lorsque Paraska Tolan-Szkilnik découvre Festival panafricain d’Alger 1969, elle est étudiante à l’EHESS et rédige un mémoire sur la place du Sénégal et de la Tunisie dans les festivals panafricains. En quête d’informations, elle consulte quelques archives et effectue des entretiens avec des témoins. Toutefois, rapidement, ces échanges l’interpellent. Derrière la solidarité affichée dans le film de Klein, les conversations rendent compte de tensions, de discours alternatifs qui viennent complexifier l’histoire « officielle ».

« Quelque chose de trop propre, de trop glamour »

« Le film de William Klein est une commande, explique-t-elle sur les ondes de RFI, qui racontait quelque chose de trop propre, de trop glamour. » L’écrivain et l’acteur algérien Hocine Tandjaoui se souvient que pendant que beaucoup se réunissaient dans le centre d’Alger pour écouter Archie Shepp, « les jeunes ont mesuré qu’ils criaient dans le vide ». Cette même position se retrouve dans les propos de Boussad Ouadi, alors étudiant. Depuis la prise de pouvoir de Boumédiène, raconte-t-il, « toutes les organisations étaient interdites, les ciné-clubs avaient été fermés. On n’y croyait pas trop au festival, étant donné la répression qui courait ».

Confrontée à cet événement jugé de « façade », Paraska Tolan-Szkilnik est alors amenée à suivre la voix de ses interlocuteurs. L’autrice met en lumière un « festival off », non officiel, tenu en parallèle et qui, pendant toute la durée du Panaf, a réuni, dans des appartements ou des cafés, des activistes pour qui, plutôt qu’une célébration de l’unité panafricaine, ce dernier marquait le déclin des idéaux de la révolution et leur récupération par le régime.

Sur le même sujet : Musique et panafricanisme

Prolongeant son travail de master en thèse, c’est alors sur ces activistes radicaux, moins présents dans l’historiographie, que Paraska Tolan-Szkilnik se concentrera. Au fil de la recherche, elle prend conscience du rôle du Maghreb dans sa totalité – Maroc et Tunisie inclus – dans l’élaboration du panafricanisme et réalise la centralité de l’écriture, de l’art, du cinéma et de la poésie dans ses dynamiques. Chemin faisant, elle met la lumière sur ce qu’elle appelle la « génération Maghreb », un groupe d’intellectuels dont les réseaux de solidarité transnationaux ont permis de soutenir et de mettre en place de nouvelles luttes et résistances.

Génération Maghreb

Le livre tiré de cette thèse, Maghreb noir, entend revenir sur cette histoire en suivant un parcours chronologique ancré dans trois lieux : Rabat, Alger et Tunis. À Rabat, l’autrice décrit la naissance de la génération Maghreb. L’indépendance du pays, le 7 mars 1956, fait du Maroc de Mohammed V l’un des premiers pays d’Afrique à être décolonisé. Dans ce contexte, celui-ci encourage plusieurs militants de l’empire portugais à venir s’y installer.

Le poète angolais Mário Pinto de Andrade, Marcelino dos Santos du Mozambique, Amílcar Cabral de Guinée-Bissau se réfugient à Rabat entre 1957 et 1966, où ils bénéficient du soutien financier, matériel et militaire du régime marocain. Sur place, leurs paroles dialoguent avec celles d’intellectuels locaux dans un magazine littéraire : Souffles. Aux côtés d’Abdellatif Laâbi, de Mostafa Nissaboury, d’Abraham Serfaty et du jeune Tahar Ben Jelloun, francophones, arabophones et lusophones s’interrogent, par leur art, sur l’avenir des luttes indépendantistes qu’ils voient comme une première étape dans le combat contre l’impérialisme.

Sur le même sujet : Fanon, Lumumba et le néocolonialisme

Ils s’inspirent des écrits d’autres militants – Malcolm X, Frantz Fanon –, critiquent l’héritage de la négritude de Senghor et débattent des relations entre identités de race et de classe au sein du mouvement anticolonial. Âge d’or de cette réflexion, dont l’autrice montre alors comment elle s’interrompt avec l’ascension de Hassan II, moins progressiste que son père. Alger appelle les militants à la rejoindre et le livre quitte le Maroc pour sa prochaine étape.

À Alger, l’autrice s’ancre dans des lieux, la Brasserie, le Milk Bar, la Cinémathèque, où elle retrouve certains des militants déjà évoqués dans la partie précédente et densifie son analyse au regard de ceux qui, à Alger, vont s’inscrire dans la continuité des réflexions menées par Souffles. Elle consacre des pages aussi efficaces qu’émouvantes à la figure de Jean Sénac, Algérien d’origine pied-noir, figure centrale des rassemblements du Panaf Off, qui fit intervenir la plupart des membres de la « génération Maghreb » dans son émission de radio « Poésie sur tous les fronts ».

On achève ces pages plus instruits, plus intelligents peut-être, et avec une vision renouvelée des luttes anticoloniales.

Elle revient sur les paroles d’Abraham Serfaty, qui, s’opposant au régime de Hassan II, vit dans la clandestinité, et met en lumière les dialogues entre oppression des Africains-Américains aux États-Unis et héritage colonial au Maghreb. Enfin, elle s’attarde sur le cas de Kathleen Cleaver, militante africaine-américaine, dont le parcours permet de mettre en avant la dimension profondément masculino-centrée du militantisme panafricain.

« Nous regardions les autres, nous n’étions plus les regardés »

Enfin, dernier arrêt, alors que les militants d’Alger sont de plus en plus pourchassés, le récit se pose à Tunis. Là, la poésie laisse place au cinéma, plus à même de toucher les classes populaires, et l’activisme se concentre autour des Journées cinématographiques de Carthage, créées en 1966. La tâche d’organiser le festival est confiée à la Fédération tunisienne des ciné-clubs, qui longtemps restera un foyer de résistance aux volontés de contrôle du gouvernement de Bourguiba.

Pendant les Journées, de nouveaux réseaux panafricains se tissent. Le sénégalais Ousmane Sembène rencontre la Guadeloupéenne Sarah Maldoror. L’Angolais Mário Pinto de Andrade – acteur de chacune des étapes du récit – côtoie le Mauritanien Med Hondo.

Sur le même sujet : L’énigme du panafricanisme

Paraska Tolan-Szkilnik détaille les programmations centrées exclusivement autour de films s’autoproclamant politiques et revient sur le rôle du festival dans l’institutionnalisation d’un cinéma panafricain. Pour Sarah Maldoror, à laquelle l’autrice consacre des pages inspirées, Carthage fut la ville où les réalisateurs africains et caribéens apprirent à se voir eux-mêmes : « Nous avions, par nos regards croisés, compris nos différences. Nous regardions les autres, nous n’étions plus les regardés. »

Parcours en trois étapes dans une histoire méconnue, le texte de Paraska Tolan-Szkilnik offre une lecture à la fois plaisante – pleine de portraits et d’images affûtés – et sans cesse stimulante. En le découvrant, on songe au rôle de l’art dans le militantisme, à la place du Maghreb en Afrique, aux questions raciales sur le continent et dans la diaspora, aux drames de vies menées dans la clandestinité et à la puissance de l’engagement par-delà les frontières. On achève ces pages plus instruits, plus intelligents peut-être, et avec une vision renouvelée des luttes anticoloniales.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous