1995 : que reste-t-il de la réforme qui a enflammé la France ?
Les mesures portées par Alain Juppé en 1995 ont changé en profondeur la protection sociale, notamment son modèle de gestion. Trente ans plus tard, ce bouleversement a mis le modèle social français en première ligne des attaques néolibérales.
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© Jack GUEZ / AFP
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Mouvement social de 1995 : la naissance d’une nouvelle génération politique 1995, l’année où le syndicalisme s’est réinventé Les grèves de 1995 en images 1995 : une révolte fondatriceLa politique est faite de symbole. Parfois de détails. Et certains veulent dire beaucoup. Le 15 novembre, cela fera trente ans qu’Alain Juppé, alors premier ministre de Jacques Chirac, présentait son vaste plan pour réformer la protection sociale. Parmi les nombreuses mesures : la reprise en main par l’État de la gestion de la Sécu, via notamment une loi annuelle sur son financement, proposée par le gouvernement et votée par le Parlement : la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS). Or cet « anniversaire » du plan Juppé – et surtout de la forte mobilisation s’y opposant – intervient justement en plein cœur des débats autour du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) du gouvernement pour 2026.
Des discussions particulièrement tendues qui illustrent parfaitement une des principales conséquences du plan de l’ancien maire de Bordeaux : « Désormais, ce sont les gouvernements, avec les PLFSS, qui donnent le la de la protection sociale », explique Nicolas Da Silva, économiste à l’université Sorbonne-Paris-Nord et auteur de La Bataille de la Sécu (La Fabrique, 2023). Fini la gestion paritaire entre partenaires sociaux : désormais, c’est l’État qui gère.
Depuis près de quarante ans, les gouvernements successifs ont pris un virage néolibéral qui voit dans la protection sociale un coût bien plus qu’une manière de faire commun. Le « trou de la Sécu » est devenu un lieu commun. Chaque année, à l’automne, lors de l’examen du PLFSS, il revient en force. N’était-ce pas ce même « trou » qui servait déjà d’éléments de langage à Alain Juppé en 1995 pour justifier son plan ? « Le “trou de la Sécu”, j’en entends parler depuis que je suis en âge de comprendre les débats sociaux et politiques. S’il était aussi dangereux que ce qu’on peut entendre, la Sécu serait tombée dedans. Et nous avec », raillait il y a quelques semaines dans nos colonnes Denis Gravouil, en charge des politiques sociales à la CGT.
Loin d’être de simples logiques budgétaires, ce sont bien des choix politiques qui aboutissent à cette situation.
La réduction des droits comme direction
La protection sociale n’est pas – encore – tombée dedans. Mais, depuis 1995, elle a été attaquée fortement et régulièrement. Les retraites en sont l’illustration la plus criante. En 1995, le plan d’Alain Juppé s’attaquait aux régimes dits « spéciaux » en voulant augmenter la durée de cotisations des fonctionnaires pour l’aligner sur celle des salariés du privé. Une hausse de 37,5 à 40 annuités largement contestée au sein de la fonction publique, et notamment par les cheminots, qui, après plusieurs semaines de grèves reconductibles, obtiendront gain de cause. Le premier ministre de l’époque décide d’abandonner cette partie de son plan.
Mais ce n’est que partie remise. Depuis l’entrée dans le XXIe siècle, chaque président y est allé de son attaque sur le régime des retraites. Trente ans après 1995, les régimes spéciaux n’existent plus pour les nouveaux entrants dans les professions qui en relevaient. L’âge légal de départ à la retraite est passé de 60 à 64 ans. La durée de cotisations, elle, devrait atteindre 43 annuités dès 2027 ou 2028, en fonction d’un éventuel décalage d’un an de l’application de la réforme de 2023.
Et que dire d’un autre pilier du modèle social français, l’assurance-chômage ? Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, elle a été largement affaiblie. Quatre réformes successives se sont attaquées à l’ensemble des paramètres : durée de cotisations pour ouvrir des droits, durée d’indemnisation, montant de l’indemnité, etc. Toujours dans le même sens : la réduction des droits pour les assurés.
La saignée a aussi lieu dans le secteur de la santé. La crise sanitaire a particulièrement mis en évidence les conséquences d’une politique qui a supprimé plus de 80 000 lits en vingt ans au sein de l’hôpital public : généralisation de l’ambulatoire, tarification à l’acte, etc. Loin d’être de simples logiques budgétaires, ce sont bien des choix politiques qui aboutissent à cette situation.
Plus de 80 milliards d’euros d’exonérations
En effet, les gouvernements successifs ont, depuis 1995, largement modifié le financement de la protection sociale via les lois annuelles de financement de la Sécurité sociale. Un exemple parmi d’autres : l’accumulation d’exonérations de cotisations. Sur les heures supplémentaires, sur les bas salaires, avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et sa pérennisation, avec le développement des primes… Les réformes menées depuis trente ans par des gouvernements de droite comme de gauche ont toutes cherché à diminuer le coût du travail. Avec un impact très concret : diminuer les recettes de la protection sociale.
Aujourd’hui, les exonérations de cotisations atteignent plus de 80 milliards d’euros par an. Sans qu’aucun effet clair sur l’emploi puisse y être associé. « Ces politiques n’ont pas d’effet emploi. Contrairement à ce qu’on entend souvent, baisser le coût du travail ne crée pas d’emplois », affirmait Clément Carbonnier récemment à Politis, études empiriques à l’appui.
À titre de comparaison, le déficit de l’ensemble des branches de la Sécu était de 15 milliards d’euros en 2024 et devrait être d’un peu plus de 22 milliards d’euros en 2025. Dans leurs travaux, Clément Carbonnier et son collègue Bruno Palier démontrent que, sur les 80 milliards d’euros d’exonérations de cotisations, 36 milliards, a minima, ne servent strictement à rien. De quoi, en somme, très largement combler le fameux « trou ».
Pour sortir de ce cercle vicieux qui réduit les recettes pour ensuite tailler dans les dépenses, Nicolas Da Silva pointe l’importance de réfléchir aussi au modèle de gestion de notre modèle social. « Il faut en finir avec les LFSS, même si cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas réfléchir à la comptabilité de la Sécu. Mais il faut redonner du pouvoir à d’autres formes démocratiques que le seul Parlement. Dans son projet initial, la Sécu est une forme de démocratie alternative, pensée par et pour les intéressés. » Le plan Juppé, entre autres, est venu bouleverser ce modèle. Et trente ans plus tard, les conséquences sont très concrètes.
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