À Échirolles, le Village 2 santé prend soin des habitants « fracassés par le système »
Implanté au sein d’un quartier populaire d’Échirolles, en périphérie de Grenoble, un centre de santé communautaire soigne les habitants en prenant en compte les inégalités sociales. Un projet dans lequel les habitants sont pleinement investis.
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© Pauline Migevant pour Politis
Nourredine est assis devant la façade en bois du Village 2 santé, un centre de soin communautaire, au milieu des tours. L’homme tient son café de la main droite, dont le pouce est tordu. L’horizon est bordé de montagnes. Nous sommes dans un quartier populaire du sud d’Échirolles, le Village 2, en périphérie de Grenoble. L’agent de sécurité s’est blessé en tentant d’attraper un homme. Malgré trois opérations, il n’a pas récupéré l’usage de son doigt. Après l’accident, il a demandé à son patron de le laisser travailler et a vite repris son poste. « J’ai une famille à nourrir », lui a-t-il dit.
Nourredine se souvient avoir été intrigué par l’ouverture du centre de santé, il y a quelques années. Une nouveauté dans ce quartier qu’il a toujours connu et où il a vu « certaines tours se construire », des amis « naître et mourir », la MJC ouvrir puis fermer. Il fut même un temps où des personnes âgées y jouaient aux boules avant de prendre l’apéro. Aujourd’hui, « des commerces ont fermé » et les gens ne jouent plus à la pétanque. « C’est peut-être pour ça que le quartier ne va pas bien », lâche-t-il en haussant les épaules. Il boit d’un trait le fond de sa tasse et entre dans le bâtiment.
À l’origine du centre de santé, il y a une bande de cinq amis qui se sont rencontrés durant leurs études de médecine. Tous se souviennent des stages à l’hôpital, de l’importance de la hiérarchie, de la maltraitance institutionnelle, de la non-prise en compte des inégalités dans le soin. Eux voulaient faire de la médecine autrement. Une façon d’exercer plus « politique » qu’ humanitaire ».
Les cinq amis ont découvert l’existence de la santé communautaire par des projets comme la Case 2 santé, à Toulouse, avant d’élaborer le leur dans un désert médical. « 12 000 personnes n’ont pas de médecin traitant à Échirolles », explique Jessica Guibert, médecin au Village 2 santé. Avant l’ouverture d’un premier centre en 2016 (il a déménagé dans les locaux actuels en 2019), ils avaient réalisé un diagnostic communautaire.
Avec la destruction progressive des services publics, les gens ne trouvent plus ailleurs ce qu’on propose ici.
A. Gaillard, médecin
Lors d’une fête de quartier en 2013, l’équipe avait invité les habitants à écrire ce qui les rendait malades. On pouvait lire sur les pancartes : « Quand l’instituteur de mon fils n’est pas remplacé ! », « le stress au travail », « le score du Front national ». Des enfants avaient écrit : « Mon frère, il me tape » ou « Quand je vois la pauvreté ». Depuis, le délitement se poursuit. « La politique, c’est du cassage de gueule », dixit Radia*, habitante d’une quarantaine d’années.
Le prénom a été changé.
Espace d’écoute
« La volonté des habitants de se sentir accueillis est apparue très fortement lors du diagnostic communautaire, relate Alexandre Gaillard, médecin présent dès l’origine du projet. Avec la destruction progressive des services publics, les gens ne trouvent plus ailleurs ce qu’on propose ici. Que ce soit la CAF ou la Sécu, personne ne leur répond. » Ici, l’endroit est ouvert à tous. Une affiche « Refugees welcome » est placardée à l’accueil.
Le matin, les agents d’entretien des immeubles ou les travailleurs des espaces verts passent y boire un petit café. Au-delà des réunions hebdomadaires de la Place du village, l’instance du centre qui rassemble les usagers et les salariés, et dans laquelle elle est investie, Carmella vient presque tous les jours. À 77 ans, dont quarante de vie dans le quartier, elle est à la retraite après avoir travaillé « 7 sur 7 » dans une société de nettoyage. « Des fois, être toute seule à la maison, c’est pas agréable. Alors je viens discuter. »
Derrière un bureau, cette semaine-là, les accueillantes sont Clémence Duver et Yousra. « Cet endroit est comme un refuge. Pour plein de gens, avoir un espace d’écoute contribue à aller mieux », explique cette dernière. Sur un mur, une affiche indique : « Les inégalités sociales nuisent gravement à la santé. »
« Le travail détruit tellement les corps qu’il y a parfois beaucoup de soins à prodiguer, et les gens doivent être soutenus quotidiennement », complète Clémence Duver, coordinatrice médico-sociale. Tous les professionnels exerçant ici observent des maux liés au travail, qui poussent les corps à l’épuisement ou à l’incapacité. Martin et Célia, kinés du centre, l’attestent : « Ici, on ne soigne pas de blessures récréatives. »
Démédicaliser la santé
Dans un couloir, un collage réalisé par des habitantes représente une figure humaine avec un globe terrestre en guise de ventre. Sur un autre, des mots découpés dans des pages de journaux ont été collés : « ensemble », « un lieu pour se reconstruire », « ça fait du bien », « pourquoi pas ? ». Les salles de consultation portent le nom de figures de lutte – Thomas Sankara, Frantz Fanon ou encore Assa Traoré.
Les professionnels constatent au quotidien l’impact des lois « prises sur le dos des pauvres pour faire des économies », celui de la dématérialisation des services publics, accélérée par le covid, et la « destruction des liens de solidarité ». Avant de bosser au centre, Gaspard, travailleur social, ne se rendait pas tout à fait compte « d’à quel point les gens sont fracassés par le système ».
Dans le quartier, où 45 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté et où près d’un jeune de 16 à 25 ans sur trois est non scolarisé ou sans emploi, il y a un « truc ancré sur des générations ». Ici, la réforme du chômage a été « une véritable catastrophe. La soupape qui existait pour les personnes qui n’étaient plus en capacité de travailler mais pas reconnues handicapées, et qui permettait d’avoir un revenu un peu supérieur au RSA, n’existe quasiment plus, explique-t-il. Ici, on voit ce que personne ne veut voir, c’est-à-dire ce qui reste des gens après que la société les a broyés ».
Quand quelqu’un a une douleur, on essaie de comprendre le contexte, le stress, si la personne travaille la nuit.
Martin, kinésithérapeute
Le Village 2 santé fonctionne en autogestion avec une stricte égalité salariale. L’idée est que l’absence de hiérarchie entre les soignants permet aussi de rendre plus horizontale la relation avec les habitants. « Des institutions rigides et hiérarchisées créent du soin hiérarchisé. Quand on travaille les enjeux de pouvoir dans l’équipe, ça change le soin », note Clémence Duver.
Concrètement, les décisions sont prises collectivement, avec toujours un regard sur les inégalités sociales qui provoquent les maladies. « Si quelqu’un te dit : “J’ai des problèmes financiers, je suis déprimée” et que tu n’as aucune idée de quoi faire, tu prescris simplement des antidépresseurs. Quand tu sais que tu peux toquer à la porte de ton collègue qui gère tout ce qui est social, d’autres solutions sont possibles », ajoute Jessica Guibert, médecin. « Il y a cette idée, ici, de démédicaliser la santé. »
« Quand quelqu’un a une douleur, on essaie de comprendre le contexte, le stress, si la personne travaille la nuit », précise Martin. « Ici, on croit les gens, on leur dit qu’on est de leur côté », poursuit Célia. Le jeudi matin, un groupe des aînés est organisé. Les personnes âgées se retrouvent à l’espace Jacques-Prévert, à deux pas du centre, pour faire la cuisine : de quoi bouger leur corps et créer du lien. « Il se passe vraiment des choses quand plusieurs personnes essaient d’aller mieux sur le plan physique en se trouvant ensemble au même endroit », observe Célia.
« Mes jambes, c’est de l’argent ! »
C’est en se rendant à une consultation que Cécile, la quarantaine, a vu sur le programme que le centre organisait des soirées consacrées au logement. Un lundi soir, elle a rejoint d’autres locataires du quartier vivant dans des logements sociaux et Mathilde, militante du DAL (Droit au logement). Il a été question de la mauvaise isolation des appartements, des loyers qui deviennent impossibles à payer à cause de l’augmentation continue des charges, de la crainte de l’expulsion. Des problèmes qui existent « depuis la saint-glinglin » et qui se heurtent au silence de la SDH, le bailleur social.
Situé au premier étage, l’appartement dans lequel Cécile habite depuis 2016 est régulièrement envahi par une « odeur pas possible », avec « toutes les saletés de l’immeuble qui remontent » et même des « bestioles ». « De l’eau jusque-là ! », dit Cécile en tendant sa main à 10 cm du sol.
Elle s’inquiète aussi du risque de chute lié aux écoulements qui surviennent dès qu’on tire la chasse. « Si je me casse la jambe, je ne peux plus travailler pour payer le loyer. Mes jambes et mes bras, c’est de l’argent ! » Un autre habitant vit également dans un logement insalubre. Sur une photo, on voit des excréments déborder de ses toilettes. « À cause des bactéries », ses enfants sont tombés malades.
« Par les temps qui courent, on a besoin d’un espace comme celui-là », souligne Radia. Elle parle de l’abandon des quartiers par les politiques publiques, des caméras de surveillance qui ont remplacé le service de prévention, des jeunes « qui se font emmerder au quotidien par la police, même la municipale ». Par « les temps qui courent », elle entend le « contexte national qui fait très peur. Les politiques sont en train de taper sur les étrangers et les quartiers ».
Soumaya acquiesce. Elle est allée « 50 000 fois » à la mission locale, rien n’y a fait. Son fils n’a pas obtenu à temps les papiers nécessaires pour suivre une formation de plomberie. Un jour, il lui a dit : « N’attends rien de personne, maman, je m’appelle Mohamed. » Là où elle travaille, au département, beaucoup ont perdu leur emploi parce que leur titre de séjour avait expiré faute de rendez-vous à la préfecture. « J’ai peur. Mon titre de séjour va jusqu’en 2030 mais je m’inquiète à l’avance », souffle-t-elle.
Marwa, quant à elle, travaillait comme cuisinière dans un restaurant. Mais l’établissement a brûlé. « Et à part faire du ménage, il y a beaucoup d’endroits où je ne peux pas travailler avec mon voile. C’est difficile », ajoute-t-elle. « Beaucoup de personnes sont en souffrance psychique. En bonne partie à cause des conditions de vie, des difficultés d’accéder aux services publics et des violences vécues », témoigne Riwana Baudu, médecin.
« On se sent presque quelqu’un »
Jade, étudiante en travail social et stagiaire au centre de santé, se souvient : « Je porte le voile, et une femme que j’aidais pour son dossier à la MDPH [maison départementale des personnes handicapées, NDLR] s’est saisie de ça pour me parler d’une agression raciste qu’elle avait vécue au travail. » Au fil de la discussion, Jade comprend que la femme « avait une charge mentale assez lourde, comme beaucoup de celles qui viennent ici ». Elle lui parle de stages d’autodéfense féministes organisés au centre. « La dame ne se sentait pas d’y aller seule. Je lui ai proposé qu’on s’y rende ensemble. »
Au Village 2 santé, Brigitte, jeune retraitée qui a passé un bon bout de vie à Échirolles, a trouvé « des faiseurs de ponts ». Un jour, elle est allée à un atelier « où on casse des assiettes ». En brisant la vaisselle, elle pensait « à la Sécu qui nous a pas remboursés et qui veut pas nous répondre… » Elle perçoit les habitants du quartier comme « des diamants bruts. Et ici ils nous polissent pour nous faire briller ». Ce qu’elle ressent quand elle franchit les portes du centre, elle le voit aussi « sur le visage des gens ». « On se sent presque quelqu’un », lâche-t-elle.
Cette dynamique qui se mêle à un sentiment d’inquiétude lié à la montée de l’extrême droite.
Récemment, la ville d’Échirolles a accordé une subvention de 15 000 euros qui permettra l’extension du centre. De quoi peut-être accueillir toutes les personnes qui aimeraient y être soignées. Habitants comme soignants espèrent que le modèle se développe. Mélanie Lagrange, accompagnante à la vie relationnelle et coordinatrice au sein du centre, travaille aussi sur un réseau des centres de santé communautaire qui s’est formé « pour mutualiser les ressources, accompagner d’autres structures sur le même modèle et développer la recherche pour faire valoir la pertinence de la santé communautaire ».
Une dynamique qui se mêle à un sentiment d’inquiétude lié à la montée de l’extrême droite. Depuis cinq ans, Benjamin Cohadon, coordinateur du Village 2 santé, anime un groupe de parole. En général, ça commence par une phrase du genre : « Peut-être qu’il y a des choses qui nous tordent le ventre et que, si on arrive à les dire, ça ferait moins mal. » De plus en plus, c’est « la question de la violence politique » qui revient, « notamment pour les femmes musulmanes ». Riwana Baudu le dit ainsi : « C’est un peu comme si on était un petit bateau sur une méga grosse vague. »
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