Comment la guerre au Soudan révèle les failles du contrôle mondial des armes
Les massacres commis à El-Fasher illustrent une guerre hautement technologique au Soudan. Derrière le cliché des pick-up dans le désert, une chaîne d’approvisionnement relie Abou Dabi, Pékin, Téhéran, Ankara et même l’Europe pour entretenir l’un des conflits les plus meurtriers de la planète.

© Maxime Sirvins
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« Depuis la France, je regarde mon pays, le Soudan, s’effondrer » « Au Soudan, il faudra bien, tôt ou tard, imposer un cessez-le-feu » Soudan : une guerre par procurationLes colonnes de fumée qui s’élèvent de El-Fasher, au Soudan, et les massacres qui ont suivi ne sont pas seulement le signe d’une ville assiégée tombée aux mains du général Mohammed Hamdan Daglo dit « Hemetti » et de ses Forces de soutien rapide (FSR). Elles marquent l’aboutissement logique de deux ans et demi de guerre alimentée par un flux continu d’armes venues de l’étranger, en violation assumée ou contournée des embargos internationaux. Depuis la prise de la ville fin octobre, témoignages, images satellites et vidéos montrent des exécutions sommaires, des décapitations, des tortures, des personnes écrasées.
Mais derrière le cliché des pick-up et des kalachnikovs, les drones, l’artillerie et les obus qui pilonnent le pays révèlent une carte mondiale de fournisseurs, d’intermédiaires et d’enjeux politiques. Au centre de ce système : les Émirats arabes unis (EAU), la Chine, l’Iran, la Turquie, mais aussi l’Europe, dont certains équipements se retrouvent sur le champ de bataille soudanais.
El-Fasher, massacre annoncé et vitrine d’une guerre par procuration
Deux groupes armés, les Forces armées soudanaises (FAS) du général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane et les Forces de soutien rapide (FSR) d’Hemetti se livrent une guerre à haute intensité depuis 2023. Anciennement alliés, ils ont évincé les acteurs civils du gouvernement de transition mis en place après la révolution de 2019, qui avait lui-même renversé le régime trentenaire d’Omar el-Béchir.
Avant l’assaut final le 26 octobre 2025, El-Fasher, dernier bastion des FAS au Darfour, a subi plus de cinq cents jours de siège des FSR. Selon l’Unicef, jusqu’à 70 800 personnes ont été déplacées. Il n’y a pas d’informations sur le nombre de morts pour l’instant.
« Nous avons reçu des vidéos choquantes ainsi que d’autres images montrant de graves violations du droit international humanitaire et des violations flagrantes des droits de l’homme », a déclaré Seif Magango, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.
Quand les FSR entrent dans la ville, ce n’est pas une milice chaotique montée sur des pick-up bricolés : c’est une force lourde, dotée d’artillerie, de moyens de défense aérienne, de drones et de systèmes électroniques sophistiqués. C’est un tournant dans le conflit que l’on peut dater à un peu plus d’un an, selon Clément Deshayes, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement.
Pour une large part, ces équipements sont fournis, selon plusieurs enquêtes concordantes, par les Émirats arabes unis, à partir d’arsenaux émiratis ou de matériels chinois réexportés. Cette montée en gamme a rendu possible le siège prolongé, l’étranglement humanitaire, puis l’assaut final sur El-Fasher.
Un arsenal sino-émirati pour une guerre de haute intensité
Plusieurs investigations d’ONG et de médias spécialisés documentent la présence au Soudan d’équipements fournis ou réexportés par les Émirats au profit des FSR : véhicules blindés émiratis, systèmes de protection français et artillerie chinoise. Des bombes et obus d’origine bulgare sont aussi repérés sur le terrain, fournis via Abou Dabi, en violation totale des embargos onusiens.
À ces systèmes s’ajoutent des drones de surveillance et d’attaque, ainsi que des moyens de guerre électronique et de lutte anti-drones. Des dispositifs de brouillage et de détection sont installés sur les véhicules des FSR pour perturber les drones des forces gouvernementales.
Les FSR auraient également reçu des systèmes de défense aérienne à courte portée d’origine chinoise, utilisés pour abattre plusieurs drones turcs fournis à l’armée soudanaise, réduisant l’avantage technologique que celle-ci espérait tirer de ces appareils autonomes. Début novembre, plusieurs vidéos montrent un avion de transport de l’armée soudanaise abattu par un missile sol-air chinois moderne.
Les Émirats arabes unis, parrains des FSR
Dans cette architecture, les Émirats jouent un rôle principal. Selon Clément Deshayes, « les Émiratis sont extrêmement hostiles à tout ce qui s’approche de l’islam politique ». Les liens entre les FSR et les EAU sont antérieurs au conflit qui a regagné en intensité en 2023, au Soudan. « Ce sont les FSR qui ont été déployés au Yémen sous commandement émirati contre les Houthis, donc par le régime soudanais de 2016 », souligne Clément Deshayes.
Le pays est un nœud stratégique, avec un accès sensible à la mer Rouge et à ses routes commerciales.
Officiellement, Abou Dabi dément tout soutien militaire aux FSR. Mais la répétition des indices – armements chinois réexportés, blindés émiratis documentés sur le terrain, réseaux de transport régionaux – dévoile un parrain stratégique de première importance.
Si le Soudan attire autant de protagonistes, ce n’est pas seulement par affinités idéologiques. Le pays est un nœud stratégique, avec un accès sensible à la mer Rouge et à ses routes commerciales, ses mines d’or et sa position charnière entre le Sahel et le Moyen-Orient. Chaque cargaison d’armes est aussi un investissement politique. En soutenant les FSR, les Émirats arabes unis achètent des relais locaux, sécurisent des filières économiques et s’affirment comme puissance militaire régionale.
Les Émirats arabes unis sont signataires du Traité sur le commerce des armes, qui interdit l’exportation et la réexportation d’armes conventionnelles vers des pays sous embargo. Mais dans les faits, l’État émirati n’a pas ratifié l’accord et n’a donc aucune obligation juridique d’appliquer cette loi.
Le camp de l’armée : drones iraniens et turcs
Face à une FSR sous perfusion émiratie, les FAS se tournent aussi vers des alliés extérieurs. Depuis fin 2023, des livraisons de drones iraniens et turcs sont signalées via Port-Soudan, ville qui fait face à l’Arabie Saoudite. Pour Téhéran, le soutien à l’armée soudanaise est un moyen d’ancrer sa présence sur la mer Rouge en contournant la pression occidentale.
La Turquie, de son côté, fournit des drones Bayraktar TB2 et Akinci, présentés comme le fer de lance de l’armée loyaliste avant que les défenses des milices d’Hemetti ne commencent à en abattre plusieurs. Ankara y voit l’occasion de démontrer l’efficacité de son industrie de défense et de consolider son influence dans une zone stratégique, sans s’engager officiellement dans le conflit.
Du côté de la frontière nord, l’armée égyptienne apporte essentiellement un soutien logistique en matière de munitions pour l’aviation et pour la formation d’un certain nombre de cadres et d’officiers de l’armée.
Dans le même temps, des réseaux russes, notamment liés à l’ancien groupe Wagner, ont entretenu pendant des années des liens avec les FSR autour des concessions aurifères du Darfour. Selon Clément Deshayes, « la présence russe est aujourd’hui marginale ». Pour cause : les FSR n’auraient pas besoin de l’Africa Corps (force paramilitaire sous la houlette du ministère de la Défense russe). « Ils ont eux-mêmes leurs propres circuits, qui passent par Abou Dabi et permettent l’exportation de l’or. »
Le résultat : chaque camp s’accuse d’être l’outil de puissances étrangères, quand les deux sont, à divers degrés, armés et financés par des acteurs extérieurs.
L’Europe impliquée
Fin 2024, Amnesty International, révèle la présence de systèmes français sur des blindés émiratis utilisés par les FSR et pose frontalement la question de la responsabilité européenne. Des ONG pointent un risque de violation des embargos et appellent Paris et d’autres capitales à suspendre les transferts sensibles vers Abou Dabi, tant que le risque de réexportation vers le Soudan n’est pas maîtrisé.
Les ONG appellent à étendre et à faire respecter strictement les embargos.
Lors d’une séance de questions au gouvernement, le 5 novembre 2025, la députée Nadège Abomongoli (LFI) a interrogé le ministre sur la présence de systèmes de défense français au Soudan. Bleuet de France au revers de sa veste – symbole de solidarité envers les anciens combattants et les victimes de guerre – Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, a appelé « toutes les parties à cesser tout soutien militaire à l’égard des belligérants », sans pour autant répondre sur le fond de la présence de ces systèmes français.
Une enquête de France24 sur des obus fabriqués en Bulgarie, passés de main en main avant d’apparaître sur le théâtre soudanais, illustre le contournement en chaîne des règles d’exportation. Sans faire des pays européens les soutiens assumés d’un camp, ces cas révèlent les failles structurelles d’un système où l’on continue d’armer des alliés sans réels contrôles.
Une guerre rendue possible
El-Fasher le montre avec brutalité : sans cette internationalisation discrète de l’armement, ni les FSR ni l’armée soudanaise n’auraient la capacité de mener des sièges prolongés, de frapper à longue distance et d’imposer une telle pression aérienne et d’artillerie. Les massacres sont un produit d’un rapport de forces construit, financé et équipé bien au-delà des frontières soudanaises.
« Si elles sont avérées, ces actions pourraient constituer des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité », a déclaré le bureau du procureur de la Cour pénale internationale, alors que l’ONU parle de « massacres et de viols massifs ». En réponse, les ONG appellent à étendre et à faire respecter strictement les embargos, d’exercer un meilleur contrôle des réexportations des Émirats et à sanctionner les fournisseurs impliqués.
Tant que les avions et cargos continueront de décharger discrètement drones, obusiers, missiles et blindés dans les ports et les déserts de la région, la population restera en danger. Au moins 2 000 personnes auraient été tuées la semaine dernière à El Fasher dont plus de 460 personnes dans l’hôpital de la ville, selon l’OMS. Cette guerre a déjà fait plus de 150 000 morts depuis 2023.
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