« Aïta – fragments poétiques d’une scène marocaine » : cris et miroitements
À Bordeaux, le Frac MÉCA reflète la vitalité remarquable de la scène artistique du Maroc – des années 1960 à aujourd’hui – via une exposition chorale qui s’articule autour de l’aïta, art populaire symbole d’insoumission porté par des femmes aux voix puissantes.
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© MAROUFI
« Aïta – fragments poétiques d’une scène marocaine », au Frac Méca, jusqu’au 4 janvier 2026.
S’inscrivant dans le cadre d’un cycle sur la création artistique en Afrique développé depuis 2015 par le Fonds régional d’art contemporain de Nouvelle-Aquitaine (Frac Méca), l’exposition s’intitule « Aïta – fragments poétiques d’une scène marocaine ». Historienne de l’art, critique et curatrice indépendante, Sonia Recasens – qui mène un travail axé principalement sur les artistes femmes, le monde arabe et les enjeux liés aux questions migratoires – en a assuré le commissariat.
Née en France d’une mère marocaine et d’un père français, ayant passé tous ses étés au Maroc jusqu’à l’âge de 20 ans, elle entretient une intime relation de longue date avec le pays et connaît par ailleurs très bien sa scène artistique. « Au début du projet, j’ai eu besoin de trouver un point d’ancrage, relate Sonia Recasens. J’avais effectué précédemment une résidence de recherche au Frac de Bordeaux sur les politiques d’acquisition autour de la présence des artistes féminines. Ainsi, je connaissais déjà assez bien sa collection. En m’y replongeant, j’ai trouvé une œuvre qui a suscité le déclic. »
L’aïta incarne une forme de résistance, une manière de faire passer des messages clandestins, notamment pendant la période de lutte contre le colonialisme.
M. Harraki
Réalisée en 2018 par Mohssin Harraki, ladite œuvre a pour titre Le Chant de l’ombre et consiste en une série de sept photographies de pierres sur lesquelles sont gravés des vers irrigués par des poèmes de Kharboucha. Chanteuse, compositrice et parolière, ayant vécu et péri au XIXe siècle, celle-ci a élevé sa voix avec une vaillance inflexible, jusqu’à son exécution, contre la tyrannie d’un caïd de cette époque. Paysanne analphabète, elle symbolise la capacité d’émancipation des femmes autant que la lutte contre l’ordre établi.
Kharboucha compte parmi les figures légendaires de l’aïta – mot qui signifie « cri » ou « appel » dans le dialecte darija. Poétique et politique, cet art oratoire populaire est porté par des voix de femmes appelées cheikhates. Leurs chants témoignent de la vie d’une communauté et se fondent sur un processus collaboratif foncièrement évolutif : une chanson ne prend jamais une forme figée.
Une forme de résistance
Emblématique du Maroc, l’aïta a traversé le temps (on en date l’origine autour du XIIe siècle) et l’espace, partant des campagnes pour se répercuter jusqu’aux villes, engendrant plusieurs déclinaisons régionales et linguistiques. « L’aïta incarne une forme de résistance, une manière de faire passer des messages clandestins, notamment pendant la période de lutte contre le colonialisme, nous explique Mohssin Harraki. Je m’intéresse particulièrement à cette dimension politique, en cherchant à voir comment on peut détourner le langage ordinaire pour résister à l’oppression. »
La série photographique Le Chant de l’ombre apparaît ainsi comme la pierre angulaire de l’exposition, placée sous le signe conducteur de l’aïta. Soucieuse de ne pas proposer une illustration littérale restrictive, Sonia Recasens a élargi au maximum le champ de perspective en organisant le parcours autour de notions clés : transmission, tradition, résistance, mémoire…
Pensée à la façon d’une traversée poétique chorale, comme son sous-titre le suggère, « Aïta – fragments poétiques d’une scène marocaine » offre un panorama subjectif éclairé de l’art moderne et contemporain au Maroc. L’ensemble est parsemé de citations, inscrites en rouge sur les murs, à l’instar de cette phrase fulgurante de Kharboucha : « Goûtez à mes mots maintenant aussi durs que vos balles. »
Les œuvres dialoguent, se répondent, suscitent des échos entre des artistes d’époques diverses et aux pratiques variées.
S. Recasens
Au total, on dénombre trente artistes – avec autant de femmes que d’hommes. « D’habitude, mes expositions présentent une majorité de femmes. Cette fois, j’ai atteint la parité. Comme quoi, c’est possible, sourit-elle. Les œuvres dialoguent, se répondent, suscitent des échos entre des artistes d’époques diverses et aux pratiques variées. » Véhiculant une vision oblique et drolatique de la pratique de l’aïta, à travers la confrontation de deux cheikhates de générations différentes, la vidéo Siham & Hafida (2017) – signée Meriem Bennani – se révèle la plus explicite par rapport à l’axe thématique général.
Deux autres vidéos, présentées ailleurs dans l’exposition, lui font directement écho : Corbeaux (2017) de la chorégraphe Bouchra Ouizguen, qui montre une ronde de huit femmes se hissant vers une transe partagée au cœur d’un somptueux paysage montagneux (dans la région de Marrakech), et Galb’Echaouf (2021) d’Abdessamad El Montassir, qui distille une envoûtante méditation à travers le désert sur la puissance de transmission mémorielle de la nature – par-delà le silence des êtres humains.
Matrimoine
Concept central de l’exposition, le matrimoine culturel s’incarne notamment à travers Fatima Hassan El Farouj, actrice éminente de la modernité artistique au Maroc (décédée en 2010), présente ici avec Mariage (1976), faste fresque picturale aux couleurs éclatantes et aux formes exubérantes, dans une tonalité presque psychédélique.
En regard se déploie une ample et très expressive installation hybride, à dominante rouge, autour de la féminité et de la figure de l’ogre. Rassemblant photos, dessins, collages et textiles, elle est due à une autre artiste majeure, Amina Benbouchta, toujours en vie et en activité. « J’explore l’espace domestique comme un théâtre de tensions, là où l’intime devient politique », écrit-elle dans un texte imprimé sur le cartel de l’œuvre.
L’intime et le politique s’entrelacent tout autant dans d’autres œuvres, par exemple Peaux brodées (2024) de Khadija El Abyad, assemblage de superbes créations graphiques stylisées qui transfigurent les tatouages traditionnels de la culture amazighe et en perpétuent la trace. « Les dessins représentent des mots et traduisent des notions ou des sensations caractéristiques, nous précise l’artiste. Constituant une cartographie corporelle, toute l’œuvre est conçue comme un poème. On peut ainsi y entendre une résonance avec l’aïta, forme d’expression artistique essentielle. À la fois narrative, signifiante et musicale, elle atteint – selon moi – la quintessence de la poésie. »
De son côté, Soukaina Joual donne à voir Raw Body (2024), saisissant ensemble de broderies sur napperons arborant des dessins de corps morcelés ou disloqués – dans un stimulant geste de réappropriation satirique d’un artisanat communément associé au doucereux confort bourgeois. À proximité immédiate, Sido Lansari rend visible l’histoire de la communauté queer marocaine avec des œuvres délicatement tissées aux motifs textuels très crus tandis que Seif Kousmate réinvestit l’espace feutré du salon familial (et patriarcal) pour mettre en question son identité d’homme via – entre autres – des patchworks aussi insolites qu’inventifs.
Construire une nouvelle narration de la masculinité en Afrique du Nord en interrogeant le bagage culturel que l’on porte en tant qu’homme.
S. Kousmate
« Je voulais explorer le territoire du salon comme espace de transmission et de partage, nous dit-il. J’ai rassemblé les souvenirs que j’en avais et j’ai collecté différents matériaux ou objets, notamment des vieux tissus d’ameublement typiques. Tout récent, encore en cours, le projet – mon plus personnel à ce jour – se fonde sur l’idée de construire une nouvelle narration de la masculinité en Afrique du Nord en interrogeant le bagage culturel que l’on porte en tant qu’homme. »
Vent de liberté
Autre figure saillante de la scène contemporaine, M’barek Bouhchichi évoque la discrimination dont la communauté noire, à laquelle lui-même appartient, peut faire l’objet au Maroc via deux très beaux portraits peints aux vives nuances chromatiques. Sur un versant plus historique, l’exposition amène à (re)découvrir des mouvements ou moments marquants de l’art moderne marocain, dont l’École de Casablanca, collectif avant-gardiste des années 1970-1980. Est ici mise en exergue en particulier Malika Agueznay, une des quelques femmes du groupe, pionnière de l’abstraction dans son pays.
Une place importante est également dévolue à la revue Souffles. De sa création en 1966 jusqu’à son interdiction en 1972, écrivains, cinéastes et plasticiens – déterminés à se défaire de l’emprise colonialiste – ont impulsé dans ses pages un vigoureux vent de liberté créatrice. Aussi poétique que politique, ce même vent traverse toute l’exposition ainsi que l’ouvrage (bilingue français-arabe), de belle facture et substantiel, publié en accompagnement.
Pour aller plus loin…
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