Mouvement social de 1995 : la naissance d’une nouvelle génération politique

Le grand mouvement social de 1995 a vu l’apparition d’une dizaine de futurs visages de la gauche, des figures qui, en trois décennies de vie publique française, n’ont jamais abandonné le combat. Très souvent en faveur de l’union de la gauche.

Lucas Sarafian  • 5 novembre 2025 abonné·es
Mouvement social de 1995 : la naissance d’une nouvelle génération politique
De gauche à droite, de haut en bas : P. Amirshahi, D. Simonnet, F. Delapierre, C. Autain, C. Cukierman, M.-P. Vieu, O. Besancenot, R. Garrido, B. Hamon et S. Camard.
© Theybothreachedforthegun/James Steakley/CC BY-SA 4.0/PCF AuvergneRhoneAlpes/Claude Martin65/ Pierre-Selim/ O’Higgings

Le cliché est en noir et blanc. Au milieu d’une foule traversant les rues de Paris, un homme, les cheveux noirs bien coiffés et les sourcils broussailleux cachant presque son regard. À sa gauche, une femme, le bonnet vissé sur la tête, regarde droit devant elle. Leurs noms : Pouria Amirshahi et Marie-Pierre Vieu. Il a 23 ans. Elle, 28. Il est président de l’Unef-ID. Elle est présidente de l’Unef-SE. C’était il y a trente ans. Dans le froid, et parfois la neige, ils n’étaient pas de la même chapelle mais marchaient côte à côte contre le plan Juppé et ses réformes libérales sur les retraites et la Sécu. Tout un symbole.

Aujourd’hui, les deux représentent, d’une certaine façon, une partie de l’histoire de la gauche. En trente ans, ils ont tracé leur chemin. Depuis 2024, Pouria Amirshahi est de retour à l’Assemblée. Lui, cet ancien frondeur socialiste durant le quinquennat Hollande, ce défenseur du « non » lors du référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005 (1).

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Pouria Amirshahi a également été président puis directeur de la publication de Politis entre 2018 et 2020.

Au Palais Bourbon, il tente aujourd’hui de défendre les miettes de ce qu’il reste du Nouveau Front populaire (NFP) et essaie de structurer la « Digue ». Une tentative de construire un réseau d’élus progressistes, humanistes et écologistes, de réveiller une internationale antifasciste, d’unifier la gauche. « Ce qu’il faut, c’est que cette digue s’installe, produise, fasse lien avec la société déjà mobilisée », confiait-il il y a quelques mois.

Ceux qui avaient vécu Mai 68 ont retrouvé cet esprit. Il y avait une effervescence politique dans le pays. 

O. Besancenot

De son côté, Marie-Pierre Vieu est entrée à la direction du Parti communiste français (PCF) en 2000, élue locale en Midi-Pyrénées, plusieurs fois candidate aux législatives, eurodéputée pendant deux ans. En 1995, elle est étudiante à Nanterre. « Jacques Chirac est élu, il arrive et on s’en prend plein la gueule, il y a l’instrumentalisation de la violence dans les quartiers, les essais nucléaires sont relancés. Et d’un coup, ce climat anxiogène disparaît, raconte-t-elle. C’est un mouvement très heureux car on se dit qu’on peut gagner. » Dans la rue, on s’autorise à rêver.

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Danielle Simonnet s’en souvient aussi. L’ex-insoumise est alors étudiante à Paris-8, encartée à l’Unef, et se situe politiquement « entre la Gauche socialiste (2) et une gauche plus alternative, comme celle de Jacques Kergoat (3) ». « Face à une génération plus pessimiste qui préférait commenter le plan Juppé et les attaques libérales, je voyais cette mobilisation de masse comme une contestation du néolibéralisme, se remémore la députée. C’était beau. »

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Un courant de l’aile gauche du Parti socialiste (PS) fondé par Jean-Luc Mélenchon, Julien Dray et Marie-Noëlle Lienemann.

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Historien, sociologue et militant à la gauche de la gauche, du Parti socialiste unifié (PSU) à la LCR. Il a, par ailleurs, collaboré à Politis.

Olivier Besancenot a le même récit. Il y a trente ans, le leader anticapitaliste était membre des Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR) ainsi que de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Et il étudiait à Nanterre.

« Les médias critiquaient en permanence les grévistes. Mais l’opinion publique nous soutenait massivement : on abordait la question de la grève “par procuration”, se remémore-t-il. Tout le monde discutait, on n’hésitait pas à débattre. Il faut pourtant se rappeler l’ambiance de cet hiver 95 : les gares étaient fermées, il n’y avait plus de transports en commun, mais on discutait avec nos voisins, dans les immeubles, partout… Ceux qui avaient vécu Mai 68 ont retrouvé cet esprit. Il y avait une effervescence politique dans le pays. » Les facs sont en feu, les salariés bataillent, la France bouillonne.

La grève « par procuration »

Aujourd’hui, Marie-Pierre Vieu se rappelle encore ces visages qu’elle a croisés dans les foules parisiennes ou dans les assemblées générales dans les facs. Une cohorte de noms connus de l’histoire de la gauche : François Delapierre n’est pas encore ce théoricien et fin stratège collé à Jean-Luc Mélenchon, ni cet artisan du Front de gauche (FG) ; Raquel Garrido n’est pas encore une fidèle du tribun insoumis qu’elle quitta plus tard ; Clémentine Autain n’est pas encore cette combattante acharnée de l’unité ; Benoît Hamon n’est pas encore celui qui tentera de rassembler les grandes familles de la gauche au fil des ans et des élections…

« On a fait reculer le pouvoir. Et ça, ça marque une génération. Ça veut dire que la lutte collective paye », estime Olivier Besancenot. Après les échecs du Parti socialiste (PS) aux législatives de 1993 et aux européennes l’année suivante, ainsi que de Lionel Jospin à la présidentielle de 1995, la gauche doit trouver un second souffle.

C’est une génération qui ne s’est pas perdue, tous sont restés dans de bons couloirs. C’est une génération de résilients et d’unitaires.

M-P. Vieu

Et cette génération qui entre en politique avec ce mouvement social ouvre un espace plutôt à la gauche de la gauche, une respiration permise par les débats autour du traité de Maastricht en 1992 et la fin des années Mitterrand. Les premières pierres de cette gauche antilibérale, qui naîtra officiellement lors du référendum de 2005, sont posées.

Mais, surtout, cette nouvelle génération politique apparaît comme étant très unitaire. « Ce mouvement, c’est ma prise de conscience de la convergence des luttes : les étudiants s’emparent de la question des retraites et les cheminots nous soutiennent, retrace Danielle Simonnet. Les actions s’enchaînent, il n’y a pas de répit. Les syndicats s’unissent. Et on prend notre revanche sur un PS qui n’a pas fait ce qu’il fallait faire, on prend notre revanche sur ces années de gauche dont on n’est pas fiers. » Une page doit se tourner.

« C’est une génération qui ne s’est pas perdue, tous sont restés dans de bons couloirs. C’est une génération de résilients et d’unitaires, affirme Marie-Pierre Vieu. Ces personnes ont grandi avec l’union de la gauche, elles ont cette culture de la gauche qui gagne en 1981, elles savent qu’il s’est passé quelque chose avec notre unité. Et deux ans plus tard, la gauche plurielle permet à la gauche de gagner, même si ça ne va pas au bout… » Plus que symbolique, l’Unef-SE et l’Unef-ID marcheront ensemble. Les deux chapelles se réunifieront quelques années plus tard.

De l’union de la gauche à sa fracturation

La sénatrice communiste de la Loire Cécile Cukierman partage ces souvenirs unitaires. Lors du mouvement social de 1995, elle a 19 ans. Elle vient de terminer sa classe préparatoire littéraire et entre à Paris-1. À l’université, elle est alors responsable de l’Unef. « La force de ce mouvement, c’était son slogan : “Tous ensemble !” Le monde syndical et toute la gauche se réunissent le temps d’une lutte, relate-t-elle. 1995 nous apprend qu’on n’est pas obligés d’être dans la même formation pour se battre ensemble. On s’est bien engueulés quand même : on s’est dit nos désaccords mais on avançait côte à côte. L’union, c’est une exigence. Les divisions syndicales et à gauche ont créé beaucoup de colère après 95. »

« On avait l’impression qu’il se passait quelque chose d’important », lance Sophie Camard. En 1995, la maire des 1er et 7arrondissements de Marseille venait d’être diplômée de Sciences Po, commençait son doctorat de science politique et s’apprêtait à tourner la page de ces années à l’Unef. « On a tous été biberonnés aux luttes unitaires, aux luttes sociales, on se battait pour les intérêts de la société. On ne cherchait pas la division, la fracturation pour se démarquer et chercher des voix. On a tous grandi avec l’idée qu’il fallait être compris par tout le monde, pas celle de cliver pour cliver. »

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Aujourd’hui, Sophie Camard a beaucoup de regrets. « Quand je repense à ce mouvement, j’ai de bons souvenirs. Mais c’est assez douloureux de s’y replonger, avoue-t-elle. Trente ans plus tard, je mesure ce qui a été perdu. » Les lois Macron, les attaques contre le syndicalisme, le Code du travail sans cesse ciblé… Mais, surtout, elle déplore l’état de la gauche : « Elle s’est fait piéger par les débats religieux, identitaires et communautaires. Où sont les questions sociales et économiques qui étaient au cœur du mouvement de 1995 ? Idéologiquement, la gauche a glissé et notre électorat s’est sociologiquement déplacé. C’est une lente érosion. Et le compte n’y est pas. »

S’il n’y avait pas eu ce 1995, est-ce que j’aurais accepté de prendre des responsabilités, d’être élue ? 

C. Cukierman

Peut-être que ce mouvement social a aussi fabriqué cette nouvelle génération. « 95, c’est mon passage à l’âge adulte. J’ai l’impression d’agir dans l’histoire. Je débraye ma fac, je vais dans les médias, je m’éclate à faire des chansons détournées et de l’agit-prop », lâche Danielle Simonnet. « La jeune étudiante que j’étais, cette étudiante qui n’osait pas parler, a été changée par ce mouvement, confie Cécile Cukierman. Il m’a aidée à me dire que j’avais ma place, à argumenter en public, à travailler ensemble. S’il n’y avait pas eu ce 1995, est-ce que j’aurais accepté de prendre des responsabilités, d’être élue ? » La gauche entre alors dans une nouvelle ère.

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