Aux États-Unis, l’habit fait le trumpiste

Entre exaltation d’une féminité à l’ancienne, nostalgie d’une Amérique fantasmée et stratégies médiatiques, l’esthétique vestimentaire se transforme en arme politique au service du courant Maga. Les conservateurs s’en prennent jusqu’à la couleur rose d’un pull pour hommes.

Juliette Heinzlef  • 12 décembre 2025 abonné·es
Aux États-Unis, l’habit fait le trumpiste
Le pull J. Crew donne des boutons à ceux pour qui le rose pour hommes, c’est woke.
© Capture écran Sundress (femme) / Capture écran J. Crew (homme)

C’est un rose qui a fait voir rouge aux trumpistes. La marque américaine J. Crew ne s’attendait pas à ce que la couleur pastel d’un pull pour hommes suscite l’ire de la communauté Make America Great Again (Maga) sur X. « Aucun homme de ma famille ne porterait ça ! », s’est exclamé, le 17 novembre, l’internaute MOMof DataRepublican, quand Liberal Tear Creator ironisait : « C’est comme ça que chaque Démocrate s’habille pour Thanksgiving. » Accusé d’affaiblir la virilité masculine, voici le rose relégué à une audience féminine, « woke » ou « gay ». Une telle politisation de la colorimétrie pourrait être risible si elle ne signalait pas l’attention croissante des Maga à la mode. Laquelle le leur rend bien.

L’analyse de la saison automne/hiver 2025-2026 par la WGSN, l’autorité mondiale en matière de prévision des tendances de consommation, est significative. Elle pointe le « potentiel commercial d’une esthétique modeste, ciblant des marchés matures et conservateurs ». Tendance minimaliste, jupes longues et couleurs neutres ont émergé ces dernières années sur les réseaux sociaux, via notamment #Newretro et #Countrycalling (#Appeldupays). Attirant différentes traditions culturelles et religieuses dans un contexte de récession économique, le style « modeste » aurait, pour certains, été la traduction vestimentaire de la montée des mouvements conservateurs chrétiens et de la réélection de Trump en novembre 2024.

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C’est notamment l’opinion d’Evie, un magazine féminin pro-Trump créé en 2019, qui avait affirmé, dans un article intitulé « Comment la mode a prédit le triomphe de Trump », que le récent style épuré des Américains embrassait « les valeurs de la foi » et « de la famille ». Une lecture qui illustre, selon Einav Rabinovitch-Fox, historienne des liens entre politique et mode, la « politisation nouvelle appliquée à des styles qui existent depuis longtemps ».

Elke Gaugele, anthropologue de la mode à l’Université des beaux-arts de Vienne, développe : « Il y a une appropriation de la mode par l’extrême droite depuis les années 2000, qui s’est matérialisée par la prolifération de marques pour hommes, avec par exemple des tee-shirts à slogans néonazis. » Mais, alors que 53 % des femmes blanches ont voté pour Donald Trump selon l’institut de sondage Edison Research, « l’instrumentalisation croissante de la sphère féminine » est manifeste.

« Power dressing »

L’apparition de magazines féminins proches de l’administration Trump en est le symptôme. Se distingue The Conservateur, un média en ligne créé en 2020 par Jayme Franklin, qui a précédemment travaillé à la Maison Blanche. Le slogan trumpiste « Make America Great Again » est recyclé dans les articles « Make your closet great again », jusqu’au sigle d’une casquette rose vendue sur la boutique en ligne : « Make America Hot Again ».

Jupes crayons cintrées, tailleur rose, robes fourreaux… La lectrice est invitée à suivre le « guide fashion » des animatrices de Fox News, ce média ultraconservateur adepte des théories du complot. À Noël, pourquoi ne pas succomber aux « bijoux chrétiens conservateurs » ? Sans oublier de se réjouir de la réélection de Trump, qui marque « le retour du style à Washington ».

En s’insérant dans la politique parlementaire, ses membres ne s’habillent plus en combattants de rue mais portent des costumes.

E. Gaugele, anthropologue

Car si l’habit ne fait pas le moine, il fait bien la trumpiste, du tailleur Dior d’Ivanka Trump au couvre-chef de Melania Trump cachant, telle une armure, son visage lors de l’investiture de son mari en janvier. Pour Elke Gaugele, cet usage d’un power dressing exprimant l’autorité coïncide avec « la normalisation de l’extrême droite. En s’insérant dans la politique parlementaire, ses membres ne s’habillent plus en combattants de rue mais portent des costumes. »

Certes, la mode a toujours été un outil d’expression politique. Rachel Tashjian, grand reporter mode à CNN (Cable News Network), se souvient de la diplomatie vestimentaire de Michelle Obama valorisant des créateurs américains méconnus. À Politis, la journaliste dit avoir noté la connotation que donnait l’administration Trump aux vêtements, reliant un tailleur à l’« idée conservatrice de ce que signifie avoir l’air d’une femme ».

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La mode, une manière de banaliser l’idéologie ? C’est l’usage qu’en fait le magazine Evie. Exit le féminisme, ce « comportement destructeur » au nom de « l’émancipation », remplacé par la « féminité ». À la place de l’égalité des genres, la complémentarité biologique loue la différence des sexes et leurs rôles définis par la Bible. Les robes longues romantiques peuplent ainsi les pages d’Evie, telle la raw milkmaid dress (robe de laitière rustique) au « corset flatteur » vendue par le magazine.

Pour Christine Bard, historienne du féminisme à l’université ­d’Angers, ces vêtements « construi[sent] le visuel de la ménagère qui est aussi l’épouse sexy attendant son mari ». Soit la tradwife, « cette figure stylisée de mode à l’opposé de la “garçonne“, femme moderne des années 1920 ».

Fantasme de l’élite blanche

S’il y a bien un lien entre l’émancipation féminine et le vêtement, « il y a une incarnation de l’antiféminisme à travers la mode », pointe la chercheuse, autrice du livre Une histoire politique du pantalon (Poche, 2013), dont elle note l’absence dans le magazine. « La disqualification de cet habit réservé aux hommes souligne leur masculinité par contraste. ». Et instaure « un ordre binaire vestimentaire rigidement genré. »

Le rejet d’une mixité des genres par le vêtement se double du refus d’une mixité raciale. Symbole de cette hégémonie blanche : le style de la cow-girl, ou la version féminine du cow-boy, ce héros du Grand Ouest américain enraciné dans le mythe du colonialisme de peuplement. Les bottes en cuir, le chapeau et la jupe longue, sur fond rose bonbon, composaient justement le dress code du « sommet du leadership des jeunes femmes » 2024 de Turning Point USA, l’organisation ultraconservatrice créée par Charlie Kirk pour conquérir la jeunesse trumpiste.

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Pour afficher ce patriotisme vestimentaire, les femmes mises en avant sont essentiellement blanches, à l’instar des icônes chéries par les magazines féminins conservateurs : Grace Kelly, Jacky Kennedy, Audrey Hepburn. Pourquoi cette récupération de figures loin d’être d’extrême droite ? « Elles incarnent les années 1950-1960, cette Amérique blanche homogène et répressive d’avant les mouvements pour les droits des femmes et les droits civiques », détaille Christine Bard, qui a ­codirigé Antiféminismes et masculinismes d’hier et ­d’aujourd’hui (PUF, 2025).

Une façon de s’adresser plus largement à une audience anglophone issue des colonies, comme le font les styles old money ou preppy. Ces looks « propres » à l’élégance traditionnelle fantasment les élites blanches chrétiennes de l’aristocratie britannique. Puisant dans des références historiques éparses, ces styles conservateurs dressent la nostalgie en rempart d’une modernité jugée dégénérescente. The Conservateur jette d’ailleurs le gant aux « magazines grand public et aux marques de vêtements [célébrant] l’avortement, une culture de rencontres rétrograde et le marxisme ».

La mode comme terrain de la bataille culturelle

Cette guerre du style n’est donc pas accessoire. Elle se veut un moyen de gagner la bataille des idées, laquelle se traduit par « une quête de représentations » des Républicains, selon Elke Gaugele. Car le clan Maga n’a pas digéré l’absence de Melania Trump en couverture de Vogue, alors qu’il est de tradition que chaque première dame américaine y figure. Estimant la culture populaire dominée par la gauche, les conservateurs ont érigé la mode en « instrument métapolitique central au service d’un agenda conservateur ».

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Dans ce monde du miroir inversé, la mode esthétise la polarisation politique : les Républicaines aspirent à la beauté face aux wokes « laids ». « Pendant près d’une décennie, la mode a mis en avant la laideur, l’obésité, l’étrangeté et le choc », affirme Evie. Face à cette rhétorique, l’anthro­pologue Elke Gaugele alerte : « L’esthétique est le premier levier d’une logique d’exclusion reléguant certains groupes hors de la communauté sociale. »

L’esthétique est le premier levier d’une logique d’exclusion reléguant certains groupes hors de la communauté sociale.

E. Gaugele

Ce dont les Démocrates ont conscience, eux qui « évitent désormais des marques selon leurs valeurs politiques, telles les chemises Fred Perry, associées aux Proud Boys [groupe suprémaciste blanc pro-Trump, N.D.L.R.] », relève Einav Rabinovitch-Fox.

Rejeter par le style, figer l’habit dans un passé rétrograde. Ce dessein ne peut être viable pour Christine Bard : « Le principe de la mode contemporaine est d’être en mouvement et polyphonique. » A contrario des régimes totalitaires « réfractaires à tout style incontrôlable », elle est, en cela, profondément démocratique.

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