« Tongues », Prométhée au Moyen-Orient
Le dessinateur américain Anders Nilsen mène un récit-fleuve dans lequel le titan Prométhée se réveille au milieu d’un Moyen-Orient contemporain déchiré par la guerre.
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Tongues / Anders Nilsen /Atrabile, 372 p., 38 euros.
À chaque jour sa peine. Celle de Prométhée est de se faire dévorer éternellement le foie par un aigle, sa punition pour avoir offert aux hommes le feu de la connaissance. Mais que penserait-il de ce que l’humanité en a fait jusqu’à aujourd’hui ? Après son pavé de 600 pages Big Questions (2012), Anders Nilsen n’avait plus rien à prouver. Il s’est pourtant lancé il y a dix ans dans un nouveau projet pharaonique. À 52 ans, l’auteur livre son œuvre la plus ambitieuse.
Comment avez-vous eu l’idée de transposer le mythe de Prométhée à notre époque ?
Anders Nilsen : Ce mythe grec provient en particulier d’une trilogie du dramaturge Eschyle, qui fait de Prométhée l’une des premières figures politiques de rebelle. Mais deux opus de cette trilogie ont été égarés à jamais. C’était très tentant d’imaginer une suite. Prométhée m’intéresse car il est connu pour être le créateur de l’humanité. Il me permet de soulever à travers lui des questionnements anthropologiques passionnants.
Que penserait notre créateur de ce que nous, les êtres humains, sommes devenus et de l’état dans lequel nous laissons notre propre planète ? J’imagine qu’il se réveille aujourd’hui d’un sommeil de plusieurs milliers d’années, toujours enchaîné à son rocher pour subir son châtiment quotidien. Il découvre alors une humanité dont les inventions défient les pouvoirs des dieux : l’électricité, la bombe nucléaire, les moyens de communication modernes… Nous sommes restés la même espèce, mais tout a changé en deux cents ans.
Prométhée est horrifié par ce qu’il découvre du monde moderne, mais il continue à défendre le genre humain face à son neveu Omega, qui veut l’éradiquer. Pourquoi ?
C’est un paradoxe qui peut habiter chacun d’entre nous. Je constate pour ma part tous les jours que nous sommes capables du pire comme du meilleur, tout particulièrement à notre époque. Il faut savoir reconnaître l’un et l’autre. Face à Omega, son double maléfique, Prométhée défend la capacité des êtres humains à évoluer. Du mythe original, j’ai gardé l’opposition entre Prométhée et Épithémée qui a inventé les animaux. Le premier a justement apporté le feu aux humains pour qu’ils puissent se protéger des bêtes sauvages. Mais alors qu’aujourd’hui l’humanité provoque la sixième extinction de masse, Omega pense qu’il est temps d’en finir avec elle pour sauvegarder le reste du vivant, qu’il préfère aux humains.
Le Moyen-Orient me paraît un bon endroit pour comprendre l’état de notre monde, car beaucoup de choses s’y concentrent.
Comment avez-vous choisi d’évoquer le Moyen-Orient contemporain pour réécrire cette histoire datant de la Grèce antique ?
À partir de ce mythe, je développe une histoire chorale avec de nombreux personnages vivant dans un désert en proie à des guerres incessantes. Le choix de ne pas indiquer sa localisation précise me paraît important pour qu’il conserve une part de mystère. Pour moi, il s’agit d’un désert rêvé et impersonnel dans lequel tout peut arriver. Mais certains détails peuvent en effet laisser penser qu’on se situe au Moyen-Orient, qui traverse de nombreux conflits meurtriers depuis trop longtemps. Cette région me paraît un bon endroit pour comprendre l’état de notre monde, car beaucoup de choses s’y concentrent. Je l’ai également choisie car elle s’avère chargée d’histoire : c’est en Mésopotamie que sont nés il y a 11 000 ans certains fondements de nos civilisations, comme l’agriculture.
Impérialismes
Vous représentez des soldats américains participant au chaos ambiant. Comment avez-vous vécu les différentes interventions militaires des États-Unis au Moyen-Orient ?
J’étais au lycée lorsque la première guerre entre l’Irak et les États-Unis a eu lieu, en 1990. J’organisais alors des manifestations pour protester contre cette intervention. Je ne suis donc pas du tout neutre ! Tongues peut surtout rappeler l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les États-Unis à la suite des attentats du 11-Septembre. Mais n’oublions pas que les impérialismes américain et européen influent sur le sort de ces pays depuis bien plus longtemps, et que des soldats américains restent aujourd’hui présents partout dans le monde.
Comment avez-vous acquis ce point de vue critique sur l’impérialisme américain ?
Je le tiens de mon beau-père, qui me citait Noam Chomsky environ une fois par semaine. Quant à mon père, il a bâti sa maison à la campagne au milieu de nulle part, avec le désir de vivre en marge de la société. J’ai grandi entre une mère très religieuse et un beau-père athée et marxiste, qui nous encourageait, ma sœur et moi, à remettre en cause ce que nous disait notre mère. Je n’ai jamais été croyant, mais j’ai gardé de ces influences contradictoires un grand intérêt pour les religions et l’inspiration que trouvent les gens dans la foi.
La scène qui raconte comment un aigle a appris à parler avec Prométhée grâce à la musique serait-elle fondée sur des théories comme celle de Jean-Jacques Rousseau dans L’Essai sur l’origine des langues ?
Je ne connais pas ces écrits de Rousseau. Il existe beaucoup de théories sur ce sujet et peu de certitudes, car les langues et la parole ne se fossilisent pas. Il est donc impossible de les étudier au même titre que des objets archéologiques, à part sous leur forme écrite. Dans Tongues, je raconte que les générations successives d’aigles rendant visite tous les jours à Prométhée finissent par communiquer avec lui d’abord avec des sons, des chants, puis par la parole que le titan leur a patiemment apprise au bout de milliers d’années. On présume que l’ingestion quotidienne de son foie divin a eu des effets bénéfiques.
Je travaille chaque page comme un objet à part entière.
Je me suis basé, pour ce passage, sur différentes études anthropologiques, comme The Evolution of Langage de Tecumseh Fitch et Finding our Tongues de Dean Falk. Le second affirme que les mères préhistoriques qui déposaient leurs enfants à terre pour aller chasser cherchaient un moyen de les calmer. Pour ce faire, elles utilisaient des sons, qui sont devenus des chants avant d’aboutir aux langues structurées que nous connaissons. Cette théorie me paraît plus convaincante que celles qui attribuent exclusivement à l’homme le rôle de chasseur et de guerrier.
Le titre du livre Tongues fait référence à cette thématique du langage, mais aussi aux expressions qui rapprochent la langue du feu, comme lorsqu’on dit que les flammes viennent lécher ce qui les entoure. Le feu en question étant celui de la connaissance transmis par Prométhée à l’humanité, à ses risques et périls.
Le vertige du temps long
Les planches de Tongues proposent des formes géométriques très variées, évoquant des gemmes ou des minéraux. Comment concevez-vous leur esthétique ?
Tongues est mon dixième livre, donc j’ai déjà eu l’occasion de jouer de différentes manières avec la narration de bande dessinée, en particulier la forme des cases. J’ai compris assez rapidement que je n’aime pas les angles droits et les compositions trop classiques qui cherchent juste à transmettre des informations. Il existe une infinité de manières d’agencer les cases entre elles, laissant différentes interprétations au lecteur et reflétant les sentiments des personnages, comme peuvent le faire la musique ou la peinture. Je travaille chaque page comme un objet à part entière.
Avec son second tome à paraître, Tongues fera près de 800 pages. Pourquoi optez-vous pour un format aussi étiré ?
Je n’avais pas prévu que le récit soit aussi long. Je comptais me restreindre au départ à 200 ou 300 pages pour cinq ans de travail. Mais j’ai été trop tenté d’ajouter des personnages et des thèmes imprévus, pour raconter des événements qui se déroulent sur des milliers d’années. Se confronter au vertige du temps long est l’une des choses qui me stimulent beaucoup sur l’élaboration de cette série.
Il s’agit par ailleurs d’une synthèse des influences que j’ai accumulées depuis l’enfance, lorsque je lisais et relisais beaucoup de mythes grecs, au même titre que je me passionnais pour des bandes dessinées comme X-Men, Tintin ou celles de Mœbius. Ces univers si différents se sont mêlés dans mon esprit, au point qu’aujourd’hui je m’amuse beaucoup à les confronter. Tout cela n’incite pas à faire court !
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