Israël face au boycott généralisé de son cinéma

Festivals annulés, films déprogrammés, pétitions…  Des producteurs et réalisateurs de l’État hébreu s’inquiètent de la mise à l’index des œuvres israéliennes.

Milena Hannah Peillon  • 17 décembre 2025 abonné·es
Israël face au boycott généralisé de son cinéma
Assaf Amir, président de l’Académie israélienne de cinéma et de télévision.
© Milena Hannah Peillon

« Nous boycotter, c’est exactement ce que souhaite faire notre gouvernement. Ça va dans le sens de cette extrême droite radicale », affirme en colère Assaf Amir, le président de l’Académie israélienne du cinéma et de la télévision, depuis son bureau de Tel-Aviv. S’il réagit avec autant de vivacité, c’est que la situation du cinéma de son pays n’a jamais été aussi critique. « Ce n’est pas le moment de chercher des financements étrangers et des coproductions, ajoute l’homme de 70 ans, on n’a jamais vécu ça. »

Depuis deux ans et l’éclatement de la guerre génocidaire menée à Gaza par Israël depuis le 7 octobre 2023, l’industrie du cinéma est traversée par des mouvements de boycott diffus qui se sont intensifiés à l’été 2025, notamment lors de grands rendez-vous internationaux.

Le 30 août, en pleine Mostra de Venise, une manifestation d’ampleur a réuni des centaines de participants réclamant de « sanctionner Israël et [de] mettre fin au génocide ». Deux semaines plus tard, lors de la cérémonie des Emmy Awards à Los Angeles, l’actrice et humoriste juive Hannah Einbinder, recevant un prix, clame « Libérez Gaza » sur scène, tandis que l’acteur Javier Bardem arbore, le poing levé, un keffieh palestinien sur le tapis rouge.

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Parallèlement, une pétition coup de poing du collectif Film Workers for Palestine, signée par plusieurs des figures les plus influentes du cinéma mondial – dont Tilda Swinton, Joaquin Phoenix, Javier Bardem et Omar Sy –, a été rendue publique. Ce texte marque un tournant inédit dans l’histoire des appels au boycott culturel visant Israël : « Nous nous engageons à ne pas projeter de films, à ne pas apparaître ni à travailler de quelque manière que ce soit avec les institutions cinématographiques israéliennes […] impliquées dans le génocide et l’apartheid contre le peuple palestinien. »

Depuis, la pétition a été signée par plus de 8 000 personnalités du monde du cinéma, rappelant le succès du mouvement Filmmakers United Against Apartheid, créé en 1987 par les cinéastes Jonathan Demme et Martin Scorsese contre la diffusion de films américains en Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid.

Institutions ciblées

Boycotter culturellement Israël n’est pas nouveau. « Cela s’insère dans la démarche globale lancée par le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), né en 2005 vers la fin de la deuxième Intifada, explique Jérôme Bourdon, historien et sociologue des médias, professeur au département de communication de l’université de Tel-Aviv. Ce mouvement a eu quelques effets économiques et culturels mais, surtout, une dimension médiatique. Aujourd’hui, concernant le cinéma, un boycott d’une telle ampleur est inédit. »

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Pour la première fois, une pétition cite explicitement les institutions culturelles ciblées par le boycott, comme le Festival du film de Haïfa, le Festival du film de Jérusalem, Docaviv et TLVFest, financés en partie par des fonds publics israéliens. En réaction, des représentants de l’industrie cinématographique israélienne ont publié une lettre dans The Guardian, qualifiant ce boycott de « contre-productif » et estimant que le cinéma israélien a « donné voix aux histoires palestiniennes, à la critique des politiques du gouvernement ».

Une réponse partagée par Michal Weits, la quarantaine, réalisatrice et directrice artistique du festival du film documentaire Docaviv, basé à Tel-Aviv et explicitement boycotté par la pétition. Invités chaque année à participer à l’IDFA – le plus grand festival du film documentaire d’Europe, organisé en novembre à Amsterdam –, la manifestation et l’ensemble de la délégation israélienne ont été interdits d’y prendre part. Une première dans l’histoire de ce festival fondé en 1988.

Que reste-t-il pour visibiliser les crimes commis par Israël si nous ne documentons pas nous-mêmes ce que fait ce gouvernement ?

M. Weits

« Nous avons reçu un e-mail nous expliquant que Docaviv était partiellement financé par des fonds publics provenant d’un régime accusé de violations des droits de l’homme. Le festival reçoit 25 % d’aides publiques : ce n’est pas l’argent du gouvernement, mais le nôtre, celui des citoyens », ­précise-t-elle.

De son côté, l’IDFA, par la voix de sa directrice artistique Isabel Arrate Fernandez, assume une décision cohérente avec la ligne morale qu’il revendique depuis toujours : « Par le passé, le festival a refusé certains films iraniens et, depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, des films russes, ainsi que d’autres pays », rappelle-t-il dans les colonnes de Variety.

Michal Weits, dont la maison a été pulvérisée par un missile iranien en août dernier au cœur de Tel-Aviv, déplore cette situation : «Que reste-t-il pour visibiliser les crimes commis par Israël si nous ne documentons pas nous-mêmes ce que fait ce gouvernement ? Ici, 99 % des réalisateur·ices sont contre la politique d’Israël », pointe la jeune femme depuis la cinémathèque centrale de Tel-Aviv.

Michal Weits
Michal Weits, réalisatrice et directrice artistique du festival du film documentaire Docaviv, basé à Tel-Aviv. (Photo : Eyal Tagar.)

Si ce boycott bouleverse une grande partie de la communauté cinématographique du petit État hébreu, certains réalisateurs estiment pourtant qu’il constitue la seule manière d’agir. Dans une lettre datée du 15 septembre 2025, des cinéastes tels qu’Avi Mograbi (Pour un seul de mes deux yeux, Z 32, etc.), Yuval Abraham (Oscar du meilleur documentaire 2025 pour No Other Land, coréalisé avec Basel Adra, Rachel Szor et Hamdan Ballal) expriment leur « profonde honte » et leur « impuissance » face aux actions d’Israël à Gaza, déclarant leur soutien au boycott des ­institutions culturelles israéliennes.

Israël comprend uniquement l’usage de la force. S’il faut nous boycotter, nous l’acceptons.

A. Mograbi

« Ce qui compte aujourd’hui, c’est la vie de 2,5 millions de personnes à Gaza et l’arrêt du nettoyage ethnique en Cisjordanie. Israël comprend uniquement l’usage de la force. S’il faut nous boycotter, nous l’acceptons », confie à Politis le réalisateur israélien Avi Mograbi, désormais installé au Portugal.

Chercher d’autres financements

Pour Scandar Copti, réalisateur palestinien de nationalité israélienne – dont le film Chroniques d’Haïfa est lauréat du prix du meilleur scénario à la Biennale de Venise –, le boycott constitue un levier indispensable : « C’est un outil très ­efficace, et, après la guerre génocidaire menée par Israël contre les Palestiniens, l’un des rares moyens d’exiger une véritable responsabilité lorsque les gouvernements refusent d’agir. La plupart des cinéastes palestiniens de nationalité israélienne travaillent sans financement israélien. Un choix devenu encore plus urgent après le génocide », affirme-t-il.

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D’autant que seuls 3 % des financements du ministère de la Culture israélien sont attribués aux projets culturels des Palestiniens d’Israël, bien qu’ils représentent 20 % des citoyens du pays. « Face au boycott des institutions culturelles israéliennes, nous faisons désormais attention à ne pas solliciter leurs aides, tout en continuant évidemment à travailler avec les créatrices et créateurs qui se battent réellement contre ces institutions, analyse Serge Lalou, producteur historique du cinéaste Avi Mograbi. Nous cherchons des aides européennes, et d’autres manières de financer et de coproduire les films. »

Dans ce contexte complexe, quelques signaux positifs émergent. Pour renforcer la visibilité de la société palestinienne à l’écran, la société de production et de distribution Watermelon Pictures – dont le nom fait référence à la pastèque, symbole des couleurs palestiniennes – a vu le jour à la suite des tragiques événements du 7 octobre 2023. Fondée par les frères ­américano-palestiniens Badie et Hamza Ali, elle s’est donné pour mission de transformer la représentation, longtemps stéréotypée, des Palestiniens et des Arabes dans l’industrie hollywoodienne.

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Près de deux ans après sa création, son ascension est remarquable. Watermelon Pictures est déjà à l’origine de plusieurs sorties majeures consacrées à la Palestine, parmi lesquelles Palestine 36, de la réalisatrice Annemarie Jacir, nommée aux Oscars 2026, ou encore La Voix de Hind Rajab, de la cinéaste tunisienne Kaouther Ben Hania, couronnée du Lion d’argent lors de la dernière Mostra de Venise.

Un boycott aux contours flous

Récemment, c’est en France que les tensions autour du boycott culturel se sont polarisées autour du réalisateur israélien Nadav Lapid, multiprimé à Berlin et à Cannes. Son film Oui, violent plaidoyer contre son pays sclérosé par l’aveuglement et le déni de génocide, a été la cible d’associations telles que le Festival Ciné-Palestine lors de sa programmation à la Fête de L’Humanité.

Le boycott, surtout culturel, doit demeurer une stratégie compréhensible pour le grand public.

F. Dubuisson

En cause, son financement à hauteur de 10 % par Israel Film Fund (l’équivalent de notre CNC), pointé dans un communiqué du mouvement BDS : « Nadav Lapid, prétendument cinéaste avant-gardiste […], répond et se conforme à une demande occidentale profonde de normalisation d’Israël en temps de génocide », mentionne le texte. Une incompréhension pour le cinéaste, qui confie dans les colonnes du Temps : « Je suis un peu triste pour ces gens. D’abord, parce que je pense qu’ils ont un rôle important à jouer. Personnellement, sur un plan politique, j’ai toujours été en faveur de sanctions contre Israël. »

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À la différence du boycott économique, dont les critères sont facilement énoncés sur le site internet du mouvement BDS, le boycott culturel a des frontières poreuses : « C’est plus compliqué à mettre en œuvre. Notamment ce concept de “normalisation”, difficile à définir », explique le chercheur François Dubuisson, professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles. ­« Le boycott, surtout culturel, doit demeurer une stratégie compréhensible pour le grand public, et devrait se centrer sur des institutions ou des personnes dont les liens avec la politique ou la promotion de l’image de l’État d’Israël sont bien établis », précise-t-il.

Dernièrement, c’est au sein même de l’État hébreu que les cinéastes israéliens ont vu arriver une nouvelle tempête. Lors des Ophir Awards à Tel-Aviv – l’équivalent de nos César –, le film The Sea (Ha’Yam), qui raconte l’histoire d’un jeune Palestinien de Cisjordanie mettant sa vie en danger pour aller voir la mer à Tel-Aviv, a remporté le Grand Prix. Le propulsant dans la course aux Oscars 2026 à Hollywood. Réalisé par Shai Carmeli-Pollak, un cinéaste israélien engagé, et le producteur palestinien Baher Agbariya, le film s’est attiré les foudres du ministre de la Culture, Miki Zohar.

Jusqu’au dernier centime, nous ferons des films.

A. Amir

« Après que le film pro-palestinien The Sea, qui diffame nos soldats héroïques alors qu’ils se battent pour nous protéger, a remporté le prix du meilleur film lors de la honteuse cérémonie des Ophir Awards 2025, j’ai décidé de mettre fin au financement de la cérémonie avec l’argent des citoyens israéliens », a posté le ministre sur le réseau social X. Une décision qui fait amèrement sourire Assaf Amir, le président de l’Académie du cinéma israélien : « On ne change pas la loi de cette façon. Jusqu’au dernier centime, nous ferons des films », conclut-il.

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