Naturalisation : des Palestiniens sous pression de la DGSI
Convoqués par la Direction générale de la sécurité intérieure alors qu’ils demandaient la nationalité française, trois Palestiniens racontent les entretiens durant lesquels on leur a suggéré de fournir aux Renseignements des informations sur le mouvement associatif palestinien.
dans l’hebdo N° 1892 Acheter ce numéro

« Vous avez été engagée dans l’associatif ? » demande à Rola* l’un des deux hommes qui se tient en face d’elle. « Oui », répond la jeune femme avec fierté. La scène a lieu au début des années 2010 dans les bureaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), à Levallois-Perret. Rola, Palestinienne venue en France pour ses études, y a été convoquée après sa demande de naturalisation. « Je n’avais rien à cacher », raconte celle qui a fait partie de l’Union générale des étudiants palestiniens (Gups) en France, une association engagée pour la libération de la Palestine.
Les prénoms suivis d’une astérisque a été modifié.
Les questions s’enchaînent pendant deux heures, sur sa famille, ses amis, son parcours. Le lendemain de ce premier entretien, de bonne foi, Rola rappelle ses interlocuteurs pour ajouter un élément oublié sur un parent éloigné, et dont une proche lui a dit au téléphone qu’il vaudrait mieux le communiquer. La DGSI saisit l’occasion et lui propose un autre entretien.
Je n’ai pas eu de pression directe, mais aucune nouvelle de ma demande pendant quatre ans.
Rola
Cette fois, un agent vient déjeuner avec elle. « Ils cherchaient des infos sur la Gups. » À cette époque, elle n’y est plus, car l’association est réservée aux étudiants. Mais l’agent lui assure qu’il peut l’aider à y entrer de nouveau. Quelques jours plus tard, elle décline l’offre, prétextant se « concentrer sur son intégration en France et son projet professionnel ». « Pas de problème », lui aurait-on répondu. « Je n’ai pas eu de pression directe, mais aucune nouvelle de ma demande pendant quatre ans, malgré mes relances régulières, même avec un avocat », déplore-t-elle.
Après son entretien, Rola se souvient avoir ressenti « une forme de paranoïa » et s’être posé des questions du type : « Est-ce qu’on va renouveler ma carte de séjour ? » Elle finit par constituer un nouveau dossier justifiant de ses plus de dix ans de séjour en France, de ses études et de ses 6 CDI. « Là encore, rendez-vous avec la DGSI. »
Six ans après sa demande, elle obtient la nationalité. Plus de dix ans après ces événements, Rola reste choquée par le fait « qu’on nous demande de travailler pour [la DGSI] et d’infiltrer le milieu associatif, surtout pendant une demande de naturalisation, quand on est en situation de vulnérabilité… »
« Prouver que vous êtes une bonne citoyenne »
Sara* a reçu par la poste le même courrier que Rola après sa demande de naturalisation. La convocation, consultée par Politis, indiquait : « Demande d’acquisition de la nationalité française. » Comme Rola, elle doit apporter des documents d’identité, son contrat de travail et un CV.
« À chaque demande de naturalisation, il y a une enquête de moralité pour vérifier la loyauté de l’individu à l’État. Si la police considère qu’il peut y avoir des questions liées aux Renseignements ou des risques pour la sécurité de l’État, elle peut saisir la DGSI », explique Jules Lepoutre, chercheur en droit, spécialiste de la naturalisation. « Ensuite, la DGSI peut se saisir du cas, ce qui n’est pas obligatoire. Il est impossible de dire si c’est fréquent. »
Depuis son arrivée en France, Sara, alors étudiante et engagée à la Gups, avait déjà été convoquée deux fois au commissariat et une fois à la DGSI. Si le motif invoqué était la « régularisation de sa situation administrative », les questions sur sa vie et son entourage lui avaient fait comprendre qu’elle était face aux Renseignements. « Les deux personnes que j’ai rencontrées ont fini par me dire, la troisième fois, qu’elles étaient spécialisées sur les Palestiniens. »
En 2016, lors de sa demande de naturalisation, la jeune femme est de nouveau convoquée dans les bureaux de la DGSI. « Ils ne se cachaient plus », résume-t-elle. « J’avais déjà vu un des agents. Les questions étaient les mêmes : sur des personnes précises, des réunions associatives. » Face à eux, Sara ironise à propos de leur intérêt sur les activités du Gups : « Vous avez peur de sorties cinéma, de dîners, de rassemblements avec des familles palestiniennes… »
Les agents l’interrogent sur l’activité de ses parents, lui demandent comment est la vie en Palestine, si sa famille lui envoie de l’argent. « Comme s’ils voulaient profiter d’une vulnérabilité financière pour me proposer quelque chose », analyse-t-elle. « J’ai dit : “Ça suffit. C’est la quatrième fois que je vous vois. Dites-moi ce que vous voulez.” ». Un agent aurait clarifié : « On ne peut pas être derrière la porte de chaque association palestinienne et on a besoin de gens pour nous transmettre des infos. » Le lien avec la procédure de naturalisation est évident.
Si vous voulez devenir française et que vous tenez à la sécurité des Français, vous ne voulez pas d’un deuxième Merah.
Agent DGSI
« Si vous voulez devenir française et que vous tenez à la sécurité des Français, vous ne voulez pas d’un deuxième Merah », aurait dit un agent à Sara, encore choquée du lien établi entre son identité palestinienne et un terroriste français. Elle se souvient d’autres questions du même acabit : « Si vous savez que votre voisin va commettre un attentat, vous le dénoncez ? » « On peut vous aider à avoir la nationalité, mais il faut prouver que vous êtes une bonne citoyenne. »
Les agents lui auraient aussi promis « de l’aider à avoir un travail où elle voulait ». « De toute façon, il y a un point noir dans votre dossier, par rapport à un membre de votre entourage et ça va empêcher l’obtention de votre naturalisation », auraient-ils poursuivi. « Il n’y a pas plus clair, relate Sara, ils m’ont dit : “On peut effacer ce point si vous nous aidez.” » « Si la condition est de vous donner des informations, et je ne sais même pas de quoi vous parlez, je n’ai pas besoin de cette nationalité », rétorque-t-elle.
En août 2019, plus de quatre ans après avoir formulé sa demande, Sara reçoit une décision de refus, mentionnant « l’environnement » dans lequel elle a évolué, sans davantage de précision. « Il a fallu que je fasse un recours hiérarchique avec une lettre de soutien de chacun de mes employeurs pour que le dossier se débloque. » En 2020, elle obtient enfin la nationalité.
Mohammed, lui, se bat toujours pour acquérir la nationalité demandée pour la première fois en 2013, neuf ans après son arrivée en France. La DGSI avait appelé plusieurs fois ce Palestinien, membre du bureau de la Gups, pour « faire connaissance ». Mohammed n’y était jamais allé. « La DGSI tentait d’avoir des informations de la part de membres de la Gups. Ils appelaient, parfois en numéro masqué. Des étudiants finissaient par y aller, par peur », indique-t-il.
Sara confirme : « À chaque entretien, je suis sortie en me disant qu’il fallait en parler, notamment aux membres de l’association. D’autres m’ont dit que telle personne aussi avait été convoquée. Mais c’est un sujet tabou. On craint d’être considérés comme collabos avec les services. »
« Vous connaissez Untel ? »
Pour Mohammed, cette suspicion à l’égard de la Gups est infondée. « Ce qu’on faisait était connu, car on s’adressait au public français pour faire connaître notre cause. Et on bénéficiait de locaux de la mairie de Paris. » Il a finalement été contraint de se rendre à la DGSI au moment de sa demande de naturalisation. « Même si les agents sont plutôt aimables et qu’à la fin ils disent : “Il n’y a aucun problème, ça ne se joue pas chez nous”, on sait que ce n’est pas vrai », dit-il après coup. Il se souvient de questions « terre à terre », du type : « “Vous connaissez untel ? – Oui on est amis. ”Et le résultat dans la note blanche, c’est : “Vous connaissez des personnes qui soutiennent la cause du Hamas.” »
« Vous avez reconnu vos liens directs avec des individus prônant la résistance armée et soutenant la cause du Hamas palestinien. Dans ces conditions, eu égard à votre activisme ainsi qu’à l’environnement dans lequel vous évoluez, votre loyalisme envers notre pays et ses institutions n’est pas avéré », lit-on dans un courrier de mars 2016 envoyé à Mohammed par la sous-direction de l’accès à la nationalité française de la direction générale des étrangers en France, rejetant sa demande de naturalisation à la suite d’un recours. Il dénonce des propos diffamatoires et des informations erronées. « C’est scandaleux. »
Je ne suis pas allé devant le Conseil d’État car ça coûte cher et les chances de gagner sont minimes.
Mohammed
Fin 2018, le tribunal administratif reconnaît le « caractère approximatif de plusieurs des renseignements que cette note [de la DGSI] comporte et l’absence de preuve de certains autres », enjoignant au ministère de l’Intérieur de réexaminer sa demande. Ce dernier a fait appel. Devant le juge, Mohammed a pu rectifier une partie des informations. Mais ça n’a pas suffi. La cour d’appel a rejeté sa demande en 2019. « Je ne suis pas allé devant le Conseil d’État car ça coûte cher et les chances de gagner sont minimes », explique-t-il.
En 2021, il fait une autre demande de naturalisation, par mariage, rejetée elle aussi. Les arguments du ministère de l’Intérieur sont les mêmes. « Votre engagement au sein d’associations pro-palestiniennes ainsi que votre environnement relationnel direct très attaché à cette cause sont susceptibles de vous rendre indigne d’acquérir la nationalité », l’informe la Direction générale des étrangers en France (DGEF) courant 2023.
« Indigne d’acquérir la nationalité »
« Les notes blanches ont été largement employées dans un certain nombre de contentieux dans le cadre de l’état d’urgence en 2015, note l’avocat Vincent Brengarth, et le juge a pu s’y accoutumer. » « La difficulté des notes blanches, poursuit-il, c’est qu’elles permettent rarement de comprendre la manière dont les informations ont été traitées et réunies. Il peut aussi être délicat d’apporter des preuves pour contrer des arguments d’autorité ou imputant, par exemple, une proximité alléguée avec tel mouvement ou telle personne. »
Ce droit à la défense pourrait être fragilisé davantage par le législateur. La loi immigration de janvier 2024, dite loi Darmanin, contenait un amendement, finalement censuré par le Conseil constitutionnel, permettant au ministère de l’Intérieur de transmettre des éléments directement au juge administratif, sans que ceux-ci ne soient connus des requérants.
Je n’ai jamais vu une nationalité à ce point ciblée en termes de contrôle, de notes blanches et de convocations à la DGSI.
Les cas de Rola, Sara et Mohammed seraient loin d’être isolés, d’après Nidal, association de la diaspora créée pour accompagner les Palestiniens dans leurs procédures juridiques. « Les témoignages de Palestiniens ayant subi ce genre de procédés dans le cadre de leur demande de naturalisation sont nombreux, et ce depuis vingt ans », affirme Thomas, l’un des administrateurs.
Celui qui a été juriste dans une association d’aide aux personnes exilées ajoute : « J’ai accompagné beaucoup de personnes dans des démarches de naturalisation et je n’ai jamais vu une nationalité à ce point ciblée en termes de contrôle, de notes blanches et de convocations à la DGSI. » L’association entend s’emparer de cette question « pour objectiver cette situation et montrer que ces procédés injustifiés participent à la suspicion généralisée et à la silenciation politique des Palestiniens. »
Aux questions précises de Politis, la DGEF, qui dépend du ministère de l’Intérieur, se contente de répondre que « l’instruction d’une demande de naturalisation, quelle que soit la nationalité d’origine du demandeur, entraîne des contrôles de la part des services compétents ». La DGSI et le ministère de l’Intérieur, eux, n’ont pas répondu à nos sollicitations.
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