Kleber Mendonça Filho : « Le sang est un motif très puissant au cinéma »

Avec L’Agent secret, dont l’action se déroule en 1977, alors qu’une junte militaire est au pouvoir, Kleber Mendonça Filho signe son plus grand film, d’une richesse inépuisable.

Christophe Kantcheff  • 16 décembre 2025 abonné·es
Kleber Mendonça Filho : « Le sang est un motif très puissant au cinéma »
Wagner Moura a reçu le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes pour ce film qui concentre tous les genres : film d’action, politique, onirique, sentimental…
© Victor Juca

L’Agent secret / Kleber Mendonça Filho / 2 h 40.

Nous sommes en 1977, au temps de la junte militaire au pouvoir au Brésil. Un homme (Wagner Moura) revient chez lui, à Recife, après une longue absence, tandis que le carnaval bat son plein. On apprendra qu’il se fait appeler Marcelo, mais que son vrai nom est Armando, que sa femme est morte d’un cancer, qu’il vient reprendre son fils, élevé par son beau-père, projectionniste dans un cinéma de la ville, qu’il a un passé de chercheur à l’université, et qu’il a à ses trousses des tueurs payés pour l’éliminer. L’Agent secret concentre tous les genres : film d’action, politique, existentiel, onirique (ou cauchemardesque), sentimental…

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Lors d’une deuxième vision, après celle qui nous avait déjà enthousiasmé lors du Festival de Cannes, où il a obtenu le Prix de la mise en scène – la Palme d’or eût été largement méritée –, L’Agent secret nous a paru encore plus fascinant.

Ses deux heures quarante, qui passent trop rapidement, entraînent le spectateur dans un récit à la fois fluide et complexe, où la maestria cinématographique de Kleber Mendonça Filho (Aquarius, Bacurau), jamais gratuite, noue des thématiques dont certaines sont récurrentes chez le cinéaste (la reconstitution de la mémoire) et souvent en résonance avec notre époque. C’est le plus grand film, à cette date, de Kleber Mendonça Filho, avec lequel nous ne voulions pas manquer d’échanger lors de son passage à Paris.

Pourquoi avoir choisi pour titre L’Agent secret puisque, en définitive, d’agent secret il n’y a pas ?

Kleber Mendonça Filho : Je ne suis pas sûr qu’il n’y en ait pas, même si ce n’est pas à moi de le dire. J’aime beaucoup ce titre, parce qu’il reflète le mystère et le suspense se déployant dans le film. Il y a aussi des faux noms, des révélations, des personnages dissimulés… J’ai longtemps cru que le débat que soulèverait L’Agent secret serait celui de l’identité. Or, au Brésil, aux États-Unis, au Portugal, en France, bref, partout où le film est projeté, très peu de monde, y compris dans la critique, m’interroge sur la question de l’identité. Les réflexions de la critique et du public se concentrent plutôt sur la mémoire et l’oubli.

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Nous, les Brésiliens, avons des origines qui ne sont pas toujours connues. Et la façon dont le Brésil traite une partie des Brésiliens est assez compliquée et contestable. Par exemple, moi qui ne suis pas originaire du sud du Brésil, où ont émigré beaucoup d’Européens – des Allemands, des Italiens –, je ne sais pas d’où je viens. Peut-être ai-je du sang indien. Or les origines européennes sont beaucoup plus acceptées, car elles sont considérées comme supérieures.

Le privé a gagné beaucoup d’argent pendant la dictature.

C’est du racisme pur et simple. On voit bien, dans le film, la fierté du personnage qui se nomme Ghirotti de s’affirmer italien. Dans un classique de la littérature brésilienne, Macunaíma, son auteur, Mário de Andrade, met en scène un personnage qui représente une sorte de synthèse de toutes nos identités. Ce n’est pas si facile, quand on n’est pas brésilien, de comprendre cette situation due à l’indétermination des origines.

Ces deux questions, l’identité et la mémoire, ne sont-elles pas liées ?

Le gouvernement de la junte militaire au Brésil a détruit des archives de façon délibérée. L’Agent secret raconte comment prouver son identité par une pièce matérielle, avec un morceau de papier. Parce qu’apporter les preuves de son identité, c’est témoigner de sa dignité. D’où la recherche de la fiche d’identité de sa mère de la part de ­Marcelo/Armando.

Le film raconte que, dès les années 1970, le secteur privé (et ses pratiques mafieuses) a voulu prendre le pouvoir sur le public – en l’occurrence, il s’agit de la recherche universitaire. N’est-on pas encore dans cette situation, et même plus encore ?

Le film suscite beaucoup de débats au Brésil. Parce que, jusqu’à maintenant, les films dont l’action se déroule pendant la dictature militaire ne parlaient que des militaires. Or le gouvernement de la junte a reçu l’appui du secteur privé. Le privé a gagné beaucoup d’argent pendant cette période. Nombre d’entrepreneurs ont collaboré avec les militaires contre la société. Notamment contre les universitaires et les artistes. Je suis impressionné de voir qu’aujourd’hui, aux États-Unis, des institutions a priori aussi solides que les universités sont en train de perdre leur crédibilité à cause des pressions qu’elles subissent. Par ailleurs, je pense que les logiques du pouvoir, quelle qu’en soit la nature, ici économique, ne changent pas beaucoup.

Du sang que l’on donne à celui qu’on perd, de la tache rouge sur une chemise, qui apparaît dès la première séquence, à une jambe sanguinolente, le sang a une importance centrale dans le film. Pour quelle raison ?

D’abord, je pense que faire couler du sang est une constante des guerres civiles, des systèmes autoritaires ou des mouvements ­révolutionnaires ou contestataires. En l’occurrence, le film se déroule pendant une dictature. Ensuite, le sang est un motif très puissant au cinéma. Par exemple, la séquence où, dans un laboratoire scientifique, une chercheuse est en train de faire des observations sur la gueule d’un requin dans laquelle on a retrouvé un morceau de jambe humaine, renvoie à un genre de cinéma, le film d’horreur, mais aussi à un certain réalisme, puisque la scène se déroule dans un labo universitaire.

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Par ailleurs, à la fin du film, à l’inverse de ce qu’on a vu précédemment, où le sang coule conséquemment à des coups de feu, le personnage de la jeune femme, Flavia (Laura Lufési), donne son sang. Or le sang est une formidable archive, parce qu’il contient énormément d’informations : sur la personne, sa famille, sa santé, sa sexualité, son héritage génétique.

Le personnage de Dona Sebastania (Tânia Maria), une vieille femme qui protège les réfugiés persécutés politiquement, est-il un hommage à toutes ces personnes qui ont pris des risques pour les autres ?

Je tenais à ce qu’il y ait une telle figure dans le film. Ces personnes qui en protègent d’autres me paraissent très puissantes. Bien sûr je pense inévitablement aux Justes qui ont protégé des juifs sous le IIIe Reich. Toutes proportions gardées, avec Jair Bolsonaro, une période sombre s’est installée au Brésil. Même moi, qui suis pourtant de nature optimiste, j’ai été pris dans cette spirale de pessimisme, voire de dépression. Regarder les réseaux sociaux ou les informations à la télévision était insupportable tant Bolsonaro et ses sbires disaient les pires choses. Par réaction, mes amis et moi avons créé une sorte de réseau de soutien et d’appui. Tout cela m’a inspiré le personnage de Dona Sebastiana. Avec cette singularité que j’ai imaginé une femme de plus de 70 ans ayant beaucoup d’humour.

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Toute l’action de votre film baigne dans l’ambiance du carnaval. Mais vous en montrez plus volontiers la part sombre, inquiétante. Pourquoi ?

J’ai une relation très atypique avec le carnaval. Notamment si je compare avec mes amis de Pernambouc [la région dont la capitale est Recife et dont Kleber Mendonça Filho est originaire, N.D.L.R.] qui, eux, l’adorent. Personnellement, le carnaval me fait un peu peur. Et c’est vrai que l’ambiance qu’instaure le carnaval dans le film est bizarre, contrastée. Il y a à la fois une ambiance joyeuse, festive, des gens qui jouent de la musique, mais aussi cet homme déguisé en ours qui vient demander de l’argent de façon agressive et qui jette de l’eau si on ne lui en donne pas – il revient d’ailleurs dans un cauchemar que fait le protagoniste, Marcelo.

Le carnaval, c’est la musique, les masques, l’anarchie, la promiscuité, les drogues.

Mes impressions sont liées à des souvenirs d’enfance. Je me souviens que, la première fois que j’y suis allé, c’était dans une ville proche de Recife. À peine arrivé, j’ai vu un homme qui perdait beaucoup de sang, avec un œil qui pendait. Le carnaval, c’est la musique, les masques, l’anarchie, la promiscuité, les drogues. C’est véritablement extraordinaire, au sens premier du terme, mais cela a un coût humain. Dans le film, le nombre de morts est de 91. Heureusement, ce chiffre a bien diminué depuis cinquante ans.


Traduction du portugais (brésilien) : Sandro Essencio.


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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes