Extrême droite allemande : « Comme souvent, la colère retombe, on s’habitue »
Alors que l’AfD vient de refonder son organisation de jeunesse à Gießen, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont bloqué la ville pour tenter d’empêcher la tenue du rassemblement. Pour la germaniste et historienne Valérie Dubslaff, cette séquence s’inscrit dans la continuité des grandes mobilisations de 2024.

© Kirill KUDRYAVTSEV / AFP
À Gießen, l’AfD (Alternative für Deutchland) espérait faire de la refondation de son organisation de jeunesse un moment fort de sa stratégie d’implantation. Le week-end dernier, le parti d’extrême droite avait donné rendez-vous à ses jeunes cadres pour tourner la page de son ancienne structure. En face, l’opposition a répondu massivement : entre 30 000 et 50 000 personnes, venues de toute l’Allemagne, ont convergé pour bloquer les accès à la ville.
Valérie Dubslaff, enseignante-chercheuse en histoire et civilisation du monde germanique et autrice de Deutschland ist auch Frauensache sur l’engagement des femmes dans l’extrême droite allemande, analyse cette séquence politique et ce qu’elle révèle de la normalisation de l’AfD.
Ce week-end, la nouvelle organisation de jeunesse de l’AfD devait se refonder à Gießen. Que révèle, selon vous, cette insistance de l’AfD à reconstruire une structure jeune après la dissolution de la précédente, le 31 mars ?
Tout parti a besoin d’une organisation de jeunesse. C’est là qu’on forme la relève. En plus, la jeunesse est un électorat ciblé par l’AfD. Il y avait donc urgence pour le parti à refonder une structure. La précédente organisation de jeunesse s’est auto-dissoute fin mars 2025, ce qui a créé un manque et donc une demande des jeunes. Elle n’était pas une structure interne du parti mais une association indépendante. Le parti la considérait comme trop autonome et difficile à contrôler, d’autant qu’elle était encore plus radicale que l’AfD elle-même.
La nouveauté, avec l’organisation qui vient d’être fondée à Gießen, c’est qu’elle dépendra du parti. Elle sera davantage encadrée, car les membres de la jeunesse seront en même temps membres de l’AfD. Ce nouveau statut permettra de mieux la contrôler et de sanctionner plus facilement en cas de transgressions.
L’AfD continue d’utiliser le terme de « remigration », par provocation mais aussi par conviction.
En face, des dizaines de milliers de personnes ont contre-manifesté et bloqué les accès à la ville pour empêcher la tenue du rassemblement. La lutte contre l’extrême droite reste-t-elle un facteur de mobilisation rassembleur en Allemagne ?
C’était une mobilisation citoyenne très large. On a vu des gens très différents manifester, de l’extrême gauche à des conservateurs opposés à l’extrémisme et à l’AfD. Les oppositions arrivent encore à mobiliser largement, mais la grande vague de 2024 était liée à un choc particulier : la révélation de la « réunion secrète » à Potsdam autour d’un plan de « remigration ». L’indignation avait été énorme et avait touché tout le territoire, jusque dans les petites villes et les campagnes. Il y a eu des millions de personnes dans la rue. Depuis, comme souvent, la colère retombe, on s’habitue. L’AfD continue d’utiliser le terme de « remigration », par provocation mais aussi par conviction. Là, la mobilisation est moins massive, mais reste importante pour un rassemblement dans une ville moyenne.
Quels sont, selon vous, les points forts et les angles morts des mobilisations actuelles contre l’AfD ?
Les temps forts sont très dépendants de l’actualité. Il y a mobilisation quand l’AfD provoque un scandale, franchit une nouvelle ligne, ou lorsqu’il y a des révélations dans les médias, y compris indépendants. Il y a aussi des pics autour des élections, parce que les autres partis se mobilisent alors explicitement contre l’AfD, devenue la première force d’opposition au niveau fédéral. La force de ces mobilisations, c’est leur caractère transversal et citoyen. L’angle mort, c’est que, hors séquences de crise, la vigilance retombe, alors que l’AfD, elle, est en campagne permanente.
En 2026, il y aura plusieurs élections régionales, notamment en Saxe-Anhalt (État-région, ou Land), où l’AfD est donnée à environ 40 % dans les sondages. Dans ce Land, elle a de fortes chances de devenir le premier parti et de prétendre à diriger le gouvernement régional. Ce serait une première depuis la Seconde Guerre mondiale en Allemagne. Les autres partis risquent de ne pas parvenir à construire une majorité face à l’AfD. C’est un tournant potentiel, qu’il faudra regarder de très près.
Vous avez travaillé sur l’engagement des femmes dans l’extrême droite. Quelle continuité voyez-vous entre le NPD d’hier et l’AfD aujourd’hui sur la question de l’instrumentalisation des femmes ?
L’AfD, elle, s’est voulue dès le départ plus inclusive du point de vue des femmes. Le parti a mis en avant des figures féminines importantes : aujourd’hui, Alice Weidel, sa figure de proue est une femme et d’autres, comme Beatrix von Storch, sont très visibles. C’est complètement nouveau pour l’extrême droite allemande. Mais dans les faits, l’AfD reste un parti très masculin et masculiniste : elle ne compte qu’environ 20 % de femmes parmi ses membres, et à peine 10 % dans le groupe parlementaire (9 femmes sur 88 député·es). C’est le parti le moins féminisé du Bundestag, l’assemblée parlementaire.
Ce parti donne l’illusion d’être « moderne » ou « progressiste » sur le genre, alors que son idéologie reste très réactionnaire.
Sur le plan idéologique, les femmes restent assignées à la sphère privée et familiale. Le modèle est patriarcal et hétéronormatif : un père, une mère, des enfants. Les familles recomposées, monoparentales ou homoparentales n’existent tout simplement pas dans l’imaginaire de l’AfD. Le parti donne l’illusion d’être plus « moderne » ou « progressiste » sur le genre, alors que son idéologie reste très réactionnaire. C’est tout à fait cohérent avec la tradition de l’extrême droite, qui a toujours mis en avant ce schéma familial hétéronormatif comme idéal. Cela permet de se raccrocher à des tendances actuelles comme le phénomène des tradwives. La « mère au foyer » et le « père pourvoyeur » restent des figures très présentes dans cet imaginaire.
Est-ce que les mobilisations antifascistes prennent suffisamment en compte ces enjeux de genre face à l’extrême droite ?
Cela dépend des groupes, mais il existe un courant antifasciste très informé et très engagé sur ces questions. De nombreux collectifs féministes ou féministes-antifascistes déconstruisent de manière systématique le programme et le discours de l’extrême droite sur le genre, la sexualité, la place des femmes et des hommes. Le genre est devenu un champ de bataille central : l’extrême droite instrumentalise ces questions pour polariser la société, en stigmatisant en particulier les personnes LGBT et surtout les personnes transgenres.
Face à cela, une grande partie des milieux antifascistes a pleinement conscience des enjeux et les met au cœur de son travail.
Qu’est-ce que cette mobilisation de Gießen nous dit de la manière dont une société peut, ou non, se défendre contre l’extrême droite ? Peut-on parler d’un succès de la contre-mobilisation ?
Pour la démocratie allemande, c’est très important de montrer qu’une majorité reste opposée à l’AfD, y compris dans la rue. Visibiliser ces mobilisations, c’est rappeler que l’AfD reste minoritaire, même si elle est aujourd’hui omniprésente dans le débat public.
Les jeunesses du parti social-démocrate d’Allemagne, le eSPD, ont récemment réclamé l’interdiction de l’AfD. Elle est surveillée depuis longtemps par les services de renseignement et a été qualifiée « d’extrémiste de droite avérée » par l’Office fédéral de protection de la Constitution. En théorie, cela pourrait ouvrir une procédure d’interdiction. Mais il est sans doute trop tard. Le parti est devenu trop puissant, ce qui lui permettrait de se poser facilement en victime d’une « chasse aux sorcières ».
En France, le Rassemblement national semble être en bonne position pour accéder au pouvoir. Comment percevez-vous le débat français sur l’extrême droite, et peut-on comparer l’AfD et le RN ?
Le RN est globalement moins radical que l’AfD sur le plan du discours public. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas de liens avec des milieux identitaires ou néonazis, mais la communication est beaucoup plus contrôlée, plus « modérée » en apparence. En Allemagne, l’AfD est un cran au-dessus : dans certains Länder de l’Est, on est très proche du néonazisme, avec une proximité nette avec des réseaux identitaires. En France, la situation politique est tellement instable que le RN peut se présenter comme une force de « stabilisation ». On entend parfois : « On n’a qu’à les laisser gouverner, on verra bien. » C’est un discours qu’on retrouve aussi en Allemagne, ce qui est assez stupéfiant au regard de l’histoire du pays.
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