Kaoutar Harchi, Dylan Ayissi : « Le mérite est une notion piège »
Dans un entretien croisé, Kaoutar Harchi, autrice et sociologue, et Dylan Ayissi, président de l’association Une voie pour tous, remettent en question la notion de mérite dans un système scolaire traversé par de profondes inégalités.
dans l’hebdo N° 1893-1895 Acheter ce numéro

© Emmanuelle Grand / Maxime Sirvins
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Distinguez-vous la réussite liée au mérite personnel de celles des héritiers qui bénéficient d’un capital social, culturel et économique important ?
Dylan Ayissi : Absolument, mais il faut clarifier la notion de capital. Bénéficier d’un capital culturel ne signifie pas nécessairement disposer d’un capital social ou économique, et inversement. Aujourd’hui, ces différences sont confondues ou cachées, ce qui rend difficile l’identification des véritables formes d’héritage.
Kaoutar Harchi : Pour ma part, je parle peu de mérite. C’est une notion piège, qui induit toujours que certains méritent et d’autres, non. Et nous savons très bien qui mérite et qui ne mérite pas : la classe bourgeoise mérite et les autres, les pauvres, non, ils ne mériteraient pas car ils sont sans qualités, ils n’ont pas le goût de l’effort, etc. Le mérite est donc une notion qui vient naturaliser l’ordre inégalitaire des choses. Et il faut dénaturaliser cela car la question n’est pas d’ordre individuel. Elle se situe au niveau des structures sociales.
Par ailleurs, l’idée que parler de domination aux groupes dominés les découragerait est fausse. Tout d’abord, les groupes dominés n’ont besoin de personne pour comprendre ce qu’est la domination, l’injustice. Ils savent car ils la vivent. Ensuite, c’est important de pouvoir aborder ces questions car c’est une manière d’aiguiser des savoirs situés, expérientiels, de former des armes pour se défendre.
Qu’auriez-vous aimé entendre lorsque vous étiez encore en train de vous frayer un chemin dans ce système ?
K. H. : Ce serait beaucoup plus simple de dire, dès le départ, que la loi n’est pas la même pour chacun et chacune. Cela constituerait une sorte de lecture transparente, honnête et claire de l’organisation du système scolaire, tel qu’il existe aujourd’hui.
Cette réalité, comme le disait Dylan, apparaît à travers les disciplines que l’on choisit d’étudier, et en particulier la sociologie, un domaine qui confirme les doutes ou les soupçons d’inégalités que l’on a expérimentées dans nos vies.
Dylan Ayissi, vous racontez dans La Revanche des pros que vous êtes passé par la voie professionnelle, que vous qualifiez d’orientation subie. Comment votre parcours individuel révèle un problème structurel, ancré dans le système scolaire français ?
D. A : Je ne sais pas si je parlerais de problème parce que mon parcours, dans ma situation sociale, ne représente pas une anomalie : c’est la norme. En revanche, le problème qui se raconte à travers mon parcours, et à travers celui de beaucoup d’autres, c’est celui de l’incapacité de l’école à permettre à chacun de pouvoir envisager un avenir, une carrière, un futur qui corresponde à ses envies. Cette orientation subie construit une forme de soumission tout au long de sa vie.
Kaoutar Harchi, dans Comme nous existons, vous évoquez les « luttes tapies dans l’ombre des vies parentales postcoloniales ». Est-ce que cette position ne devient pas particulièrement lourde quand on est perçue comme l’espoir d’une famille, celle sur qui se concentrent les investissements affectifs, financiers et scolaires ?
K. H. : C’est une question intime et chacun·e juge ce qui est lourd et ce qui ne l’est pas. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de remettre en perspective les dynamiques sociales. Et de montrer comment, en l’occurrence, par rapport aux vies parentales postcoloniales, on construit très facilement un ensemble de discours publics, de politiques publiques et de représentations sociales qui visent à les catégoriser comme des parents dépassés. Des parents qui ont démissionné, qui ont abandonné leur enfant et qui se désintéressent totalement de leur avenir. C’est précisément le contraire.
Je voulais ainsi souligner le surinvestissement des parents de l’immigration postcoloniale dans l’éducation de leurs enfants.
K.H.
Ce que nos parents nous inculquent, et qui relève d’un vrai travail de politisation, de conscientisation, de comparaison, de constitution de l’esprit critique, peut toujours être transformé en une force incroyable. Même s’ils sont parfois limités par rapport aux ressources socio-économiques qui sont les leurs et qui les empêchent d’aller au-devant des principes d’instruction plus sophistiqués.
Avec Une voie pour tous, la question de la dignité revient constamment. Comment réconcilie-t-on des élèves à qui l’école a renvoyé du mépris, ou qui ont fini par intérioriser l’idée qu’ils valaient moins que les autres ?
D. A. : Il faut d’abord pouvoir laisser s’exprimer cette souffrance, cette dignité abîmée, pour que les élèves constatent qu’elle est partagée. Après, et c’est peut-être le plus douloureux, on essaie de comprendre que tous ces vécus ne sont pas dus au hasard. Ces inégalités sont étudiées, documentées, et connues des institutions.
Les questions qui sont posées sont alors souvent les mêmes : « Mais finalement, on aurait pu faire mieux ? » Dans l’institution scolaire, la responsabilité est en permanence diluée entre la décision de l’administration, l’action de l’enseignant et la réaction de l’élève. Se poser cette question, c’est aussi interroger ce que nous aurions fait à la place de ces élèves. Cela permet à la fois de se réconcilier avec l’institution et avec sa propre trajectoire éducative, notamment lorsqu’on se trouve dans une position de colère, qui est tout à fait légitime.
Kaoutar Harchi, en tant qu’enseignante, est-ce que ce sont des témoignages que vous entendez souvent ? Celui de jeunes qui se sentent différents, ou à qui l’on retire leur dignité en raison d’un manque de capital économique ou culturel, par exemple ?
K. H. : Oui, ce sont des choses que l’on entend forcément quand on enseigne. À Sciences Po et à l’université de Tolbiac, à Paris, les questions des élèves, leurs inquiétudes, les possibilités qui s’offrent à eux, les stages dans lesquels ils s’épanouissent pour professionnaliser davantage leur pratique sont très différentes.
On mesure bien les effets de distance sociale entre les étudiants, notamment avec ceux qui vont devenir de véritables ambassadeurs de l’État en prolongeant à l’Institut national du service public (ex-ENA). Les socialisations scolaires auront en eux une sorte d’importance, un sentiment profond de légitimité, de suffisance aussi.
D’autres étudiants, au contraire, vont être marqués par l’incertitude et la précarité, puisque pour financer leurs études, ils vont devoir travailler. Ces socialisations rendent ces personnes beaucoup plus vulnérables.
D’autant plus que le parcours scolaire n’est pas toujours valorisé, en tout cas pas pour tout le monde, comme Emmanuel Macron le sous-entendait lorsqu’il disait que les études durent trop longtemps.
K. H. : Oui, il y a cette idée que tout étudiant qui travaille à l’université devra bien un jour finir sur le marché de l’emploi. Le discours d’Emmanuel Macron sur ce sujet consistait à dire qu’il nous fallait des bras supplémentaires dans certains secteurs.
D. A. : La nuance que je ferais, c’est sur la notion de réussite qui se matérialise dans l’enseignement supérieur. Ce discours contribue à dévaloriser l’enseignement professionnel. Mais aussi à mentir à toute une génération de jeunes qui s’engagent dans des parcours d’enseignement supérieur en leur faisant croire que ces parcours vont les insérer, alors qu’ils n’ont plus de valeur.
Comment peut-on porter un regard critique sur un système scolaire dont on a soi-même bénéficié tout en mettant en lumière les violences qu’il peut produire ou entretenir ?
K. H. : Je pense qu’il faut faire attention à ce type de discours car l’implicite est celui de la reconnaissance : il nous faudrait être reconnaissant. Mais la question n’est pas là. Ce sont là les droits des personnes : le droit à l’éducation, le droit à la santé, le droit au logement, etc.
Ce type de discours est d’ailleurs souvent mobilisé par le camp du républicanisme qui crie volontiers à l’ingratitude, par exemple. Je dirais donc simplement que notre devoir est la critique, la remise en question.
Ceux qui considèrent que le travail est une anomalie sont ceux qui n’exercent pas une profession qui les rend fiers.
D.A.
Certains parcours élitistes ont mis en place un recrutement fonctionnant sur la base d’une « discrimination positive ». Comment analysez-vous ce mécanisme au prisme des inégalités ?
D. A. : D’un côté, ces dispositifs ne touchent pas réellement les publics qu’ils sont censés viser. Ensuite, ils recréent une forme de sélectivité des parcours parce que c’est le haut du panier qui est toujours favorisé.
Alors si ce mécanisme ne fonctionne pas, lequel doit être mis en place ?
D. A. : D’abord dans le discours public, ne plus passer par des intermédiaires parce qu’on a aujourd’hui une génération de jeunes qui ont eu ces parcours d’échecs à certains moments et qui vont incarner des formes de réussite. Ensuite il faut contraindre à accueillir de nouveaux publics, en remettant en question toutes les structures éducatives et les systèmes de notation qui limitent l’évaluation des qualités et les capacités des élèves, notamment pour l’enseignement supérieur.
Quels discours la gauche peut-elle avoir face à des formations de droite qui imposent un récit du culte de l’effort ?
D. A. : Ceux qui considèrent que le travail est une anomalie sont ceux qui n’exercent pas une profession qui les rend fiers. Oui, il y a des gens qui sont fiers de leur travail. Le problème de la gauche, c’est d’avoir considéré que le travail était forcément de l’exploitation. La droite réussit à poser un discours de fierté sur le travail. Parce que le travail, c’est aussi un lieu de cohésion, un lieu de rencontre, un lieu de concertation, un lieu de vie sociale. Il faut se réconcilier avec lui.
K. H. : Il faudrait savoir de quelle gauche on parle. Car la gauche institutionnelle reprend volontiers ce type de récit. Disons qu’une gauche révolutionnaire peut ou doit développer un discours qui dénonce les injustices et qui propose d’autres manières de voir les choses.
La gauche doit oser : pourquoi devons-nous travailler ? N’y a-t-il pas une autre manière de vivre qu’en travaillant ?
K.H.
Il est important de pouvoir insister sur le fait que les structures sociales sont à pervertir afin qu’elles cessent de produire violences et vulnérabilités. La gauche doit oser : pourquoi devons-nous travailler ? N’y a-t-il pas une autre manière de vivre qu’en travaillant ? Quand je dis travail, je vise cette chose qui est, pour une partie de la population, une forme de spoliation, de souffrance, car les personnes travaillent mais ce travail ne permet qu’une forme de survie. De quel travail alors parlons-nous ? La gauche a encore beaucoup de travail devant elle, donc.
Au regard de vos parcours, vous considérez-vous comme « méritant·e », ou plus méritant·e qu’un·e autre ?
D. A. : Oui, mais ce n’est ni tout noir ni tout blanc. Le mérite, c’est l’effort que l’on fournit à un moment donné. Cela ne veut pas dire que d’autres n’auraient pas pu faire le même effort ; le contexte dans lequel il s’inscrit peut être un privilège ou une opportunité. Je parle plutôt d’opportunité, car le privilège influence le quotidien, alors qu’une opportunité est un moment à saisir.
K. H. : Il n’est pas question de moi. Il est question des tendances sociales massives. Il est question des modalités politiques de distribution des formes de vie et de justification, de naturalisation, de ratification de ces processus. Entrer dans ces questionnements par l’entrée individuelle est toujours discutable car il ne s’agit pas de partir de ce que les individus ont fait ou non, mais de ce qui leur a été fait durant leur vie.
Je ne dis pas du tout qu’il ne faut pas penser le périmètre de l’individu mais il ne faut jamais nier les collectifs, les groupes, les effets historiques de masse. Et à cette échelle, on observe une forme de destin social. Et c’est ce qu’il faut briser dans une perspective de justice sociale.
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