« Mektoub my Love : Canto Due » : un bien sage retour
Sept ans après, Abdellatif Kechiche complète son triptyque.
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Mektoub my Love : Canto Due / Abdellatif Kechiche / 2 h 14.
Mektoub My Love : Canto Due est un film rescapé, venant sept ans après les deux autres volets du triptyque : Mektoub my love : Canto Uno (2018) et Mektoub my love : Intermezzo (2019). Plusieurs raisons auraient pu empêcher son existence, dont une financière. Le film précédent d’Abdellatif Kechiche, Mektoub my love : Intermezzo donc, fut inexploitable commercialement en raison d’une note faramineuse de droits musicaux impossible à honorer, le film se déroulant quasi exclusivement dans une discothèque. Conséquence de cette non-sortie en salle : la société de Kechiche fit faillite alors que le cinéaste disposait encore de centaines d’heures de rush pour pouvoir faire au moins un film supplémentaire.
Montré une seule fois à un public – au Festival de Cannes –, Mektoub my love : Intermezzo, d’une durée de 3 h 30, est un film-monstre. Un cas d’école pour qui voudrait illustrer ce qu’est le « male gaze » (le regard masculin sexualisant les femmes), radicalement hors normes du point de vue du récit, de la mise en scène et du rythme vis-à-vis de ce qui se fait dans le cinéma français (y compris celui de Kechiche lui-même), et source de polémiques, la plus violente ayant opposé l’une des comédiennes, Ophélie Bau, et le cinéaste, au sujet d’une scène de cunnilingus non simulée (réalisée avec son boy-friend de l’époque). Scène acceptée pour être gardée au montage ou pas ? Les paroles des intéressé·es sont contradictoires, ainsi que celles des témoins.
Mektoub my love : Canto due nous arrive donc de loin, au terme d’un parcours de postproduction chaotique (surtout en ce qui concerne le montage), où interviennent différents producteurs, des histoires invérifiables sur l’éventualité ou non d’une sélection à Cannes cette année, pour finalement être montré au festival de Locarno cet été. Sans Abdellatif Kechiche, victime quelques mois plus tôt d’un AVC, mais en présence d’une partie de l’équipe, en symbiose avec le film.
Où l’on retrouve les personnages des deux opus précédents, Amin (Shaïn Boumedine) en particulier, qui se détache encore plus nettement du groupe que précédemment. Le film s’ouvre sur lui et sa petite amie du moment, qu’il photographie. « Je ne me suis jamais vue comme ça », lui dit-elle en regardant les clichés. Depuis les tout débuts, Amin est à la fois acteur et regardeur, membre à part entière de la communauté de post-ados et de jeunes adultes sétois dépeinte par Kechiche, et toujours un peu en retrait, avec la distance nécessaire à celui qui observe. Quand le cercle des jeunes se retrouve à la plage (scène archétypale de Canto uno), Amin est d’ailleurs absent.
Drame et comédie
Se destinant au cinéma, Amin est une représentation du cinéaste dans les années 1990. Plus que jamais puisqu’ici il se retrouve, après une péripétie dans le restaurant de couscous de sa tante (Hafsia Herzi), à discuter du scénario qu’il a écrit avec un producteur d’Hollywood et sa jeune femme, Jessica (Jessica Pennington), une star de séries. D’une vulgarité crasse – ce qui relève d’un cliché dont on imagine qu’il est assumé par le cinéaste –, ceux-là sont les deux éléments nouveaux et perturbateurs qui occupent ce troisième volet.
Dans un premier temps on assiste à la résistance d’Amin face au vieux producteur américain intéressé par son projet mais voulant tout régir (le garçon a donc un regard singulier et une vraie indépendance d’esprit, autoportrait flatteur de Kechiche). Puis le personnage de Jessica prend toute la place : boulimique, prisonnière de son influent mari qu’elle désire quitter, et flirtant avec cet éternel dragueur qu’est Tony (Salim Kechiouche). La seule scène de sexe – très soft – aura lieu entre eux et débouchera sur une situation alliant le drame et la comédie.
Voilà sans doute le point le plus marquant de Mektoub my love : Canto due : bien plus sage que les deux opus précédents, et en cela un peu décevant, le film emprunte finalement une voie humoristique qu’on ne connaissait pas tant que cela chez Abdellatif Kechiche et qui s’avère fort réussie.
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