« Morning routine » pour devenir millionnaire : les coulisses du coaching en ligne
Sur Instagram et TikTok, les publications ayant trait au développement personnel pullulent. Elles signalent l’individualisme d’une société marquée par le déficit de solutions collectives.
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« Le mérite existe-t-il ? » : notre sélection pour aller plus loin La gauche et la méritocratie : une longue histoire À Mayotte, un « mérite » très arbitraire pour les bacheliers étrangers Kaoutar Harchi, Dylan Ayissi : « Le mérite est une notion piège »Le regard perçant, le propos assuré, les mains qui soulignent chaque phrase. La vidéo commence. « Albert Einstein, Léonard de Vinci, Marc-Aurèle, Nietzsche, Socrate, ce sont tous des grands hommes qui ont marqué l’humanité et ils pratiquent tous une discipline. » Petite pause. Suspense. « Et cette discipline, elle est trop puissante pour être apprise à l’école. Cette discipline, on la connaît depuis l’Antiquité mais peu de gens la connaissent vraiment. Cette discipline, c’est le développement personnel. »
Cette vidéo a été likée et partagée par des dizaines de milliers de personnes. Son auteur, Mister Dreamax, est suivi par plus de 2 millions d’utilisateurs sur TikTok et près de 660 000 followers sur Instagram. Son slogan : « L’effort créé les forts. » Une autre version du fameux « Quand on veut on peut » ou, en anglais, « No pain, no gain » (« Pas de récompense sans effort »). Sur sa page, Mister Dreamax livre « les secrets du charisme », suggère de remporter « quatre victoires quotidiennes » (physique, mentale, financière et sociale), donne sa vision du monde sur l’école et le salariat – des objectifs rabougris – pour mieux vanter le fait d’être « hybride ».
Censé prendre ses origines dans les courants de la psychologie positive et humaniste du début du XXe siècle, avant de traverser des épisodes New Age et d’embrasser le néolibéralisme des années 1980, le développement personnel connaît un essor marketing mondial depuis les années 2000. Guides, coaching, conseil… Les Quatre Accords toltèques, le livre de Miguel Ruiz traduit en France en 1999, a envahi les librairies et les recommandations des magazines, concurrencé par des centaines de nouvelles publications annuelles. Le but : trouver des solutions concrètes dans nos vies en améliorant ce qui fait notre individualité, et ne pas attendre des autres qu’ils facilitent notre existence.
Le développement personnel repose sur une vision d’un monde dénué de déterminismes systémiques.
Tout miser sur la volonté individuelle et la vulnérabilité des publics
Ce mantra convient parfaitement aux algorithmes des réseaux sociaux, où l’influence se fait par le conseil individuel et la mise en avant de soi. Pas étonnant qu’à partir des années 2010 le développement personnel ait connu un important rebond. Pourtant, s’il promet à des millions de personnes de retrouver un peu de confiance ou de réapprendre à apprécier leur corps, le développement personnel repose sur une vision d’un monde dénué de déterminismes systémiques, où les conditions matérielles d’existence se justifient par la seule volonté individuelle.
Le sociologue à l’Université catholique de Louvain Nicolas Marquis confirme qu’une vision politique de la société s’exprime bel et bien derrière ces contenus qui s’attachent, en apparence, à proposer de banals conseils pratiques pour avoir confiance en soi. « Les consommateurs les plus motivés du développement personnel sont les adeptes d’une religion de l’individu volontaire dont ils font volontiers la réclame. Ils façonnent l’agréable idée que ceux qui les rejettent ne sont pas “prêts”, trop engoncés dans leurs routines pour reconnaître la qualité de vie ou l’efficacité supérieure offerte par le développement personnel (1). »
« Les Impasses du développement personnel. L’obsession de la quête de soi », Nicolas Marquis, La Revue du Crieur, n° 7
Mais cet univers peut se faire plus pernicieux. De nombreux comptes sur les réseaux sociaux, loin de faire l’éloge de l’individualisme, avancent au contraire que c’est en renforçant sa confiance et son pouvoir d’agir que l’individu pourra mieux servir la société. Et dans une société marquée par l’angoisse de l’avenir, pétrie d’un profond sentiment d’impuissance, le passage par un retour à soi peut dessiner un horizon désirable. Surtout pour une jeunesse à la santé mentale fragilisée : en 2024, 1,6 million de mineurs souffraient de troubles psychiques, selon Santé publique France, et un quart des jeunes âgés de 15 à 29 ans sont en dépression, d’après une étude de la Mutualité française, l’Institut Montaigne et l’Institut Terram.
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que de nombreux comptes très suivis s’adressent à des personnes isolées, victimes de violences, d’angoisses ou ayant subi des traumatismes. Remplaçant des thérapeutes en nombre insuffisant – la France ne compte que 6,7 pédopsychiatres pour 100 000 jeunes, et un quart des postes de psychiatres à l’hôpital public demeurent vacants (2) –, ces influenceurs, par ailleurs souvent non formés, tendent à remplacer le maillon manquant de l’offre de soin en France.
D’après les données de la Direction générale de l’offre des soins en 2023
Une vision du monde viriliste
L’extrême droite et les influenceurs masculinistes l’ont bien compris. Ils utilisent le développement personnel comme un outil d’un retour à soi qui mêle préparation physique, refus de la vulnérabilité (perçue comme de l’apitoiement) et prospérité financière. Cette vision du monde viriliste et capitaliste irrigue ce qu’on appelle la « manosphère », une nébuleuse en ligne qui entoure les « incels », ces hommes qui se réfugient dans la haine des femmes et n’hésitent pas, pour certains, à commettre des violences.
Un des comptes emblématiques est celui d’Alex Hitchens – Isac Mayembo de son vrai nom. Il déroule sa misogynie à longueur de vidéos de « coaching ». L’influenceur avait raccroché au nez des députés qui l’interrogeaient dans le cadre de la commission d’enquête sur TikTok, en juin dernier.
Nombreux sont ces influenceurs qui, en plus d’un discours pour le moins hostile envers les femmes ou les minorités de genre, s’attachent à transformer les corps. Une discipline qui passe par de la musculation, mais aussi par des emplois du temps stricts. À l’instar des vidéos virales de l’influenceur fitness Ashton Hall, qui décrit sa routine matinale (réveil à 4 heures, protéines, natation, gommage, massage…). Des objectifs insensés, souvent inutiles, voire dangereux.
Heureusement, de nombreux influenceurs décrivent aussi les impasses du développement personnel. C’est le cas de la plus connue d’entre elles et eux, la superstar française des réseaux, Lena Situations, qui, dans son dernier livre, Encore mieux !, alerte sur les frustrations et le désespoir que peuvent provoquer les échecs de cette théorie. Le début timide mais significatif d’une lente prise de conscience.
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