Nayra : « La méritocratie dans le rap vient de la capitalisation de l’industrie »

Rappeuse indépendante de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Nayra a participé à l’émission « Nouvelle École ». Elle revient sur la notion de mérite dans un milieu marqué par les inégalités.

Kamélia Ouaïssa  • 17 décembre 2025 abonné·es
Nayra : « La méritocratie dans le rap vient de la capitalisation de l’industrie »
Nayra a cofondé un label pour asseoir son indépendance et pousser des artistes atypiques.
© Grivot Lola & Studio 47 Paris

La rappeuse d’origine marocaine et égyptienne, est confrontée depuis 2017 aux réalités invisibles de l’industrie musicale. Engagée sur la sororité et contre le racisme, elle décrit les obstacles et les clichés auxquels sont confrontées les femmes, en particulier lorsqu’elles sont racisées, et ses stratégies pour les contourner.

En tant que femme arabe dans un milieu encore très masculin, quels sont les obstacles les plus invisibles auxquels vous avez fait face ?

Nayra : Déjà, le fait qu’on dise que je suis une « femme arabe » pose problème, parce que c’est plus compliqué que ça. Mon père est égyptien, ma mère est marocaine ; je parle égyptien et darija. Ces subtilités-là ne sont pas toujours comprises, alors que je réalise un vrai travail archéologique dans mes morceaux pour remettre mon identité au centre et éviter l’orientalisme. Ensuite, les femmes maghrébines se font attaquer des deux côtés : par l’extrême droite et par ceux que j’appelle les « bassemistes (1) ».

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Du nom de l’influenceur Bassem Braïki, connu pour propager sur les réseaux sociaux haine des femmes, racisme ou homophobie. Cela lui a valu une peine sous bracelet électronique en juin dernier.

Tu ne corresponds ni aux fantasmes coloniaux ni à ce que certains de la « communauté » attendent. On a tellement intériorisé misogynie, racisme et orientalisme que les gens ne voient plus ce que ça produit. Et puis il y a les obstacles dans la programmation, les collaborations… Même si les choses avancent, on voit encore trop peu de femmes dans le milieu du rap. On se contente de quelques élues, alors que des projets féminins professionnels et structurés existent partout. Pourtant, on entend encore : « C’est pas ce que j’écoute. »

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Quand vous avez commencé, aviez-vous l’impression qu’il fallait « faire ses preuves » ?

Oui, mais je pense surtout que c’est le fardeau des enfants d’immigrés partout dans le monde. Nos parents ont dû en faire dix fois plus pour qu’on en fasse cinq fois plus. On n’a pas vraiment le choix : on est à l’intersection de beaucoup de choses. Et il ne faut pas « déconstruire » mais bien détruire l’imaginaire qui dit qu’une femme ne peut pas être meilleure qu’un homme. Parce que dès qu’une femme rappe bien, on lui sort : « Tu rappes mieux qu’un mec », comme si on partait du postulat que c’est l’homme qui rappe forcément bien. Alors qu’il n’y a aucune comparaison à faire.

Je suis plus forte que beaucoup d’artistes masculins plus structurés, plus entourés et plus visibles que moi.

Par ailleurs, si on veut jouer à ce petit jeu de la comparaison, qui est purement lié à l’ego, je n’ai pas honte de dire qu’avec moins de moyens, moins d’opportunités, moins de personnes en charge du projet, je suis plus forte que beaucoup d’artistes masculins plus structurés, plus entourés et plus visibles que moi : j’en tabasse plus d’un ! Et beaucoup de consœurs également.

Le rap porte souvent un discours du type « si vous travaillez dur, vous finirez par percer ». Comment vous positionnez-vous face à cette idée du mérite ?

Au départ, le rap ne propage pas ces idées-là : c’est une musique accessible, née dans des conditions de rejet absolu, portée par des populations marginalisées qui racontaient des récits contestataires. Il n’y avait pas d’histoire de mérite dans tout cela. Ce discours du « si tu travailles dur, tu vas percer » vient plutôt de l’industrialisation et de la capitalisation du rap, devenu la musique la plus populaire en France et dans le monde.

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Ça n’enlève rien au fait que les artistes travaillent dur. Ils font beaucoup de sacrifices et donnent énormément de temps et d’énergie. Beaucoup de gens pensent que la musique est simple et accessible, alors qu’elle est devenue de plus en plus élitiste et sélective. Il y a beaucoup de demandes pour très peu de places, et un grand nombre de facteurs entrent en jeu : les finances, la chance, le réseau, et même les algorithmes, aujourd’hui. Finalement, tout le monde n’obtient pas la reconnaissance qu’il mérite. Pour moi, il n’y a pas que le travail : il y a surtout l’organisation, la structuration, la création d’une économie. Il faut penser de manière entrepreneuriale, alors qu’on grandit dans des milieux où on n’a ni cette culture ni ces règles-là.

Il faut être acteur de sa propre vie et surtout redéfinir ce qu’est le succès.

Il en va de même pour les femmes : ce qu’elles font ne correspond pas aux attentes ni à l’imaginaire collectif. Il est donc nécessaire d’avoir un discours bien plus nuancé et inclusif dans l’espace public. Non pas pour dire « si tu travailles, tu mérites », mais : « Tu fais les choses pour toi. N’attends pas que quelqu’un valide ce que tu fais. » Il faut être acteur de sa propre vie et surtout redéfinir ce qu’est le succès, parce qu’il dépend de chacun.

Vous avez participé à « Nouvelle École », sur Netflix, une émission qui repose justement sur la compétition et la méritocratie. Comment avez-vous vécu cet environnement ?

Je ne suis pas restée assez longtemps pour vraiment vivre la compétition. Ce qui est compliqué, c’est que l’émission est écrite comme une téléréalité : elle joue sur le dramatique, les pleurs, le clash. Mais ce n’est pas elle qu’il faut blâmer : elle a contribué à faire avancer la représentation et la pluralité des profils, même si elle manquait parfois de femmes.

Pour moi, la méritocratie n’existe pas vraiment dans cette émission. J’ai vu beaucoup d’artistes qui sont partis alors qu’ils méritaient de rester. Le but est surtout de créer des vues : le gagnant n’est jamais celui qu’on attend, le public réagit, commente, et ça fait tourner le système. Malgré tout, j’étais fière de voir que des têtes qu’on a tendance à invisibiliser étaient vues par des millions de personnes. « Nouvelle École » est entrée dans les foyers du grand public, tous milieux confondus.

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Bien sûr, comme toutes les émissions, celle-ci joue sur les clichés, sur la façon dont on s’attend à voir certaines catégories de personnes… Mais l’émission n’est pas seule en cause : c’est nous collectivement. Nous tous, acteurs de l’industrie musicale et du rap, avons merdé sur certaines choses, toléré des situations qui ne sont pas tolérables.

J’ai choisi d’avoir un job alimentaire à côté : ça me permet de couvrir mes charges tout en réinvestissant dans ma musique.

Aujourd’hui, vous évoluez comme artiste indépendante. Avez-vous l’impression que le public mesure le travail qui se cache derrière votre parcours ?

Comme l’a dit le rappeur Sadek : « Le rap, c’est un sport de riche. » Si tu veux tout faire toi-même, il faut investir dans du bon matériel, payer l’enregistrement, le mix, le mastering, la distribution, le marketing. C’est pour ça que j’ai choisi d’avoir un job alimentaire à côté : ça me permet de couvrir mes charges tout en réinvestissant dans ma musique. Avec Wave After Wave, mon label, je génère de l’argent grâce aux concerts, aux conférences, au consulting ou à la direction artistique pour d’autres artistes, et tout reste dans un circuit fermé, dédié à la musique. Ça m’évite d’utiliser l’argent de mon quotidien pour financer mes projets artistiques. Ce travail alimentaire me permet simplement de vivre dignement : payer mon loyer, mes factures, sans dépendre de la musique pour survivre.

Pensez-vous que ce sont surtout les artistes non blancs ou non bourgeois qui pâtissent des restrictions budgétaires dans le milieu culturel ?

Forcément : cela se voit et se sent. Ceux qui sont directement touchés sont souvent les artistes issus de minorités raciales ou sociales. Beaucoup de personnes, dans des labels, pensent pouvoir changer les choses de l’intérieur, mais souvent ce ne sont que des vitrines : les postes à responsabilités restent inaccessibles et le système ne change pas. Tant qu’il n’y aura pas de femmes, de personnes racisées ou issues de minorités de genre aux postes clés, rien ne progressera réellement.

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Malheureusement, au nom de leur passion, de l’amour de leur culture et de leur volonté de partager des récits qui leur ressemblent, beaucoup paient un lourd tribut à leur santé mentale. On finit trop souvent par n’être qu’une caution dans le système.

Cet été, vous avez lancé votre propre label aux côtés de Houssbad, lui aussi rappeur et ancien participant de « Nouvelle École ». Pourquoi avoir créé ce label ?

Créer Wave After Wave était un moyen de reprendre le pouvoir sur nos parcours et de créer nos propres opportunités, sans attendre qu’un tiers décide pour nous ou récupère l’argent que l’on génère. L’ambition du label est d’accepter toutes les phases de la vie d’artiste. On l’a appelé ainsi parce qu’il y a toujours des vagues (waves) et des creux dans une carrière, et c’est important, dans ces moments-là, de se sentir entouré et d’avoir un espace stable et safe. On essaye de créer cet espace de créativité absolue où tout est possible. Houssbad, par exemple, est multipotentiel : il fait mille choses à la fois, aide de nombreux artistes en coulisses, sans entrer dans aucune case et toujours avec plaisir.

Donner leur place à des profils très différents, (…) qui bousculent les codes et emmerdent l’industrie !

Avoir notre label est aussi une manière de nous protéger des profiteurs et des opportunistes, et de préserver notre énergie pour qu’elle serve aux bonnes personnes. Pour l’instant, nous ne sommes encore que deux et nous faisons des expérimentations : le label propose des services tels que le coaching scénique, la direction artistique et l’accompagnement.

Nous sommes beaucoup dans la transmission pour aider des artistes qui nous ressemblent et partagent nos valeurs. Sur le long terme, nous voulons élargir le label au niveau international et continuer à donner leur place à des profils très différents, qui ne correspondent à aucun fantasme, qui bousculent les codes et emmerdent l’industrie !

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