La Défense, cité du « mérite »

Reportage en images dans le quartier d’affaires de l’ouest de la capitale, où l’argument de la méritocratie sert souvent de paravent.

Maxime Sirvins  et  Caroline Baude  • 22 décembre 2025 abonné·es
La Défense, cité du « mérite »
© Maxime Sirvins

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Sur la dalle de La Défense (Hauts-de-Seine), à l’ouest de Paris, les vitres des tours renvoient le gris du ciel. Des hommes en costume-cravate s’entrecroisent, téléphone collé à l’oreille. Entre midi et deux, certains s’adonnent au sport entre collègues et, même pendant le footing, ils parlent factures, virements, défiscalisation…

Devant le siège de la Société générale, quatre banquières reviennent tout sourire de leur pause. L’une assume ses avantages. « Mon père avait une bonne carrière et il m’a pistonnée sur des stages. Mais j’ai trouvé mon job toute seule, par ma sueur et mon travail. » Une autre revendique à la fois l’aide et l’effort. « Mes parents m’ont aidée parce qu’ils le pouvaient. Chez moi, la valeur travail est très importante. Et bon… je ne suis pas complètement bête non plus. » « J’ai toujours eu une ligne directrice : pouvoir m’en sortir seule, quoi qu’il arrive, affirme une troisième. Même aujourd’hui, mariée, je veux rester indépendante. »

On ne peut pas dire qu’on n’est pas méritante. On se soutient, c’est la sororité.

Le ton est donné. Pourtant, ici, comme ailleurs, le mérite a aussi un genre. Si toutes les quatre ressentent ou ont ressenti le syndrome de l’imposteur, ce n’est le cas pour aucun des hommes rencontrés. Alors, elles se serrent les coudes. « On ne peut pas dire qu’on n’est pas méritante. On se soutient, c’est la sororité. C’est aussi ça qui nous fait tenir. »

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« Le principe, c’est tu bosses, tu avances »

Plus loin, Alex, vendeur, et Roméo, salarié dans l’immobilier, prennent un café sur un banc. Roméo pose le cadre, comme si le décor avait déjà écrit la fin. « Je me considère plutôt déterministe : l’idée qu’on n’est pas totalement libre, mais en grande partie “déterminé” très tôt. » Alex relativise. « Il n’y a que toi qui puisses dire si tu mérites. » Roméo relance. « Si tu viens d’un endroit où tu as l’impression que c’est “perdu d’avance”, tu n’as même pas envie de te battre. Dans certains milieux, tu te dis : “Je ne serai pas le bienvenu.” Ça joue. » Quand on lui demande s’il mérite, Alex répond sans hésiter. « Oui, on est deux gros bosseurs. » Une fissure apparaît. « Enfin… j’aimerais avoir plus. J’ai accepté que la vie, c’est le chaos. Il n’y a pas de règle. »

Je mérite plus, j’aspire à plus. J’ai l’impression d’être sur un poste en dessous de ce que je pourrais faire.

Un assureur, la quarantaine, tiré à quatre épingles, déroule une version très assumée. « Le principe, c’est : tu bosses, tu avances. » Il insiste. « J’ai été sérieux, j’ai fait ce qu’il fallait et fourni des efforts. » Ses efforts : « J’ai pu faire une école privée. Mes parents ont travaillé pour ça. » Comme si l’école privée était un détail, pas une rampe de lancement ou un filtre social. Pour Romain*, géoscientifique chez TotalEnergies, la chance est une question de rencontres et d’offres qu’on saisit au bon moment. Pourtant, en bas de la tour Total, il en veut plus. « Au poste que j’occupe, je n’exploite pas pleinement mes capacités. Je mérite plus, j’aspire à plus. J’ai l’impression d’être sur un poste en dessous de ce que je pourrais faire. »

*

Le prénom a été changé.

Sur l’esplanade, on parle mérite comme on parle de performance, avec le même vocabulaire sec, les mêmes chiffres, les mêmes récits bien ordonnés. Sous les reflets des murs de vitres, la méritocratie sert souvent de paravent ; elle célèbre l’effort tout en rendant invisibles les écarts de départ.

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