Romane Bohringer : « Les mères défaillantes ont besoin de soins, pas d’être jugées »

Dans Dites-lui que je l’aime, adaptation très libre du livre éponyme de Clémentine Autain, aussi présente dans le film, la réalisatrice rend hommage à des femmes, leurs mères, dans l’incapacité d’exprimer leur amour à leur enfant. Elle explique ici comment elle a construit son film à partir du texte de l’autrice, en qui elle a reconnu un lien de gémellité.

Christophe Kantcheff  • 3 décembre 2025 abonné·es
Romane Bohringer : « Les mères défaillantes ont besoin de soins, pas d’être jugées »
Romane Bohringer en novembre 2025, à Paris
© Maxime Sirvins

Elle n’avait pas 20 ans quand elle a reçu le césar du meilleur espoir féminin pour son rôle dans Les Nuits fauves (1992), de Cyril Collard. Actrice et réalisatrice de deux films, Romane Bohringer mène de front une carrière au cinéma, au théâtre et dans des séries pour la télévision. Elle a aussi mis en scène le livre de son père, Richard Bohringer, Quinze Rounds, en 2023.

Dites-lui que je l’aime, Romane Bohringer, 1 h 32.

Clémentine Autain tenait un petit rôle dans votre film précédent, L’Amour flou (2018), que vous avez réalisé avec Philippe Rebbot. Pourtant, au début de Dites-lui que je l’aime, vous vous montrez en train de la découvrir parlant de son livre (au titre éponyme) dans une émission de télévision. Pourquoi cette fiction ?

Sur une idée de Philippe Rebbot, j’avais pris contact avec Clémentine Autain, que je ne connaissais pas, pour L’Amour flou, afin de lui proposer de jouer son propre rôle dans une scène plutôt comique où Philippe jouerait face à elle le dragueur un peu minable. Avec pas mal d’audace, elle avait accepté. Sur le tournage, je lui ai demandé si elle était d’accord pour que, dans la scène, Philippe évoque sa mère, l’actrice Dominique Laffin. Cela ne lui a pas posé de problème parce que, m’avait-elle dit, elle était pour la première fois sur la voie d’un projet d’écriture à son propos.

En discutant, nous nous sommes rendu compte que nous étions nées la même année, que nous avions perdu nos mères quasiment au même âge, elle à 12 ans, moi à 14, et qu’elles étaient mortes également à peu près au même âge, c’est-à-dire très jeunes, dans la trentaine. Mais nous n’étions pas allées plus loin. Je ne peux pas ne pas voir la présence de Clémentine dans mon premier film comme un signe très fort.

Un an plus tard, Clémentine m’envoie son livre. Et là, j’ai vraiment un choc. Parce que la gémellité n’est pas seulement dans nos âges et la perte de nos mères, elle est dans tout ce qu’elle décrit de ses sensations d’enfant, de son dégoût, de ses peurs, et de ce à quoi elle assistait : les cris, le scandale, l’alcoolisme, la saleté… J’ai voulu restituer ce choc par l’image. J’ai choisi ce moment de télévision parce que je l’ai trouvé exceptionnel, avec ce que dit Christine Angot sur le livre et le visage de Clémentine en face. C’est ainsi que j’ai voulu filmer cette rencontre, comme si je me reconnaissais dans quelqu’un d’autre, à travers un écran.

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Clémentine Autain a une image forte en tant que femme politique. N’y avait-il pas un risque que cette image parasite votre film, qui se situe sur un tout autre registre ?

Mon lien avec Clémentine s’est immédiatement forgé autour de l’enfant qu’elle a été, la femme et la mère qu’elle est devenue. Je ne l’ai vue qu’à travers ce prisme, celui de son livre. La dimension politique a été absente aussi parce que Clémentine m’en a donné la possibilité. À aucun moment elle ne m’a fait sentir une inquiétude de sa part. Le jour où elle m’a donné les droits du livre, elle m’a dit : « Fais-en ce que tu veux, je sais que ce que tu feras sera juste. » Quand je l’ai appelée pour lui dire : « Sans toi, je ne peux pas faire le film », elle m’a répondu : « Je viens. » Les seules fois où j’ai senti qu’elle était une femme politique, c’était pendant une campagne électorale : elle avait un emploi du temps de folie.

Mon lien avec Clémentine s’est forgé autour de l’enfant qu’elle a été, la femme et la mère qu’elle est devenue. Je ne l’ai vue qu’à travers ce prisme.

Sur le tournage, elle arrivait, se posait dans le studio pour lire son livre. Elle ne parlait jamais de son activité politique. Et n’a manifesté aucune défiance. Clémentine a une indépendance d’esprit qu’elle tient de sa mère. Elle a aussi une sensibilité à cette singularité que représente l’élaboration d’un film, le fait de prendre des chemins de traverse par rapport à la réalité… J’espère simplement que les gens la verront comme je l’ai vue.

Si le film n’est pas à proprement parler une adaptation du livre de Clémentine Autain, celui-ci a un rôle essentiel. Comment avez-vous eu cette formidable idée de le faire lire par son autrice en in, face caméra, là où généralement on utilise la voix off ?

Nous avions tout filmé en in. Bien m’en a pris car, au montage, j’ai fait des choix et remplacé du off par du in. C’est aussi parce que j’ai une passion pour la littérature, pour les mots. Cela me vient beaucoup du théâtre. Filmer quelqu’un qui, pendant cinq minutes, lit un extrait de son livre, est-ce que cela ne risquait pas d’être rébarbatif ? En fait, non. Le visage de quelqu’un lisant est un paysage. J’ai vu en montant le film que c’était bien plus fort de voir Clémentine, de percevoir sur son visage comment ça chavire à l’intérieur d’elle-même.

Dites-lui que je l’aime Romane Bohringer

Par exemple, la séquence où elle raconte l’arrivée de sa mère en gare totalement ivre. Au départ, je pensais utiliser la fiction : on aurait vu l’actrice incarnant Dominique Laffin (Eva Yelmani) effondrée entre les rails. Mais c’était bien plus passionnant de voir ce qu’il se passait sur le visage de Clémentine. En tout, elle est restée trois jours en studio. Elle lisait des blocs de texte, les uns après les autres. Parfois ça craquait, elle s’arrêtait, elle reprenait…

Ce qui se passe entre Clémentine Autain et vous-même par l’intermédiaire du texte est l’un des nœuds du film…

Mon père, à qui je viens de montrer le film, m’a dit : « C’est un film livresque. » En espérant que ce ne serait pas ennuyeux, je voulais rendre hommage à l’impact que peut avoir un livre sur une vie. Ce que personnellement j’ai eu avec les livres d’Annie Ernaux, par exemple. Comment une lecture peut changer votre vision du monde et ne plus vous quitter.

Est-il juste de dire que le livre vous a autorisée à remonter le cours de votre histoire et à reconstituer le parcours de votre mère, Marguerite, dite Maggy, Bourry, qui a quitté le foyer familial quand vous aviez 9 mois ?

Absolument. Dans ma mémoire, tout était éparpillé. Je n’aurais jamais su comment entrer dans l’histoire de ma mère et comment la transmettre sans un guide. Ce guide a été le livre de Clémentine, d’autant qu’il est très bien structuré. Elle avait fait le chemin avant moi. Je me suis dit que Clémentine ne devait pas jouer son propre rôle dans la vie. Il fallait qu’elle fût la femme qui permet d’avancer, de tourner les pages.

Romane Bohringer
« Il y avait de ma part, avec ce film, une volonté de restauration de la vie de ces femmes. Qui sont des comètes à la vie brutale. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Comme une pionnière…

Tout à fait. C’est comme si elle avait débroussaillé devant moi, réordonné pour moi. Je me suis mise dans ses pas comme si elle me protégeait et me montrait où aller, à quels endroits et dans quel ordre. Comme je le disais à l’instant, j’ai aussi beaucoup pensé à ceci : ce que le livre peut faire pour nous. À l’école, je n’étais pas plus futée qu’une autre. Mais quand j’ai commencé à faire du théâtre, j’ai joué Shakespeare – je ne comprenais rien au début – ensuite Brecht, puis Hugo. Je les ai découverts comme une néophyte. Après, quand, par exemple, j’ai joué La Bonne Âme de Brecht, la pièce ne m’a plus jamais quittée. Sur des questions importantes comme le bien et le mal, par exemple, mon cerveau s’y réfère fréquemment.

En ce qui concerne la répartition des genres cinématographiques, on s’aperçoit que le passé de Clémentine Autain est représenté par de la fiction (avec des actrices, des scènes jouées), alors que vous racontez l’histoire de votre mère via le documentaire…

C’est pourquoi au début je rends les spectateurs témoin des hésitations et des pistes envisagées. Je voulais partager avec eux l’incapacité à choisir entre renoncer à la fiction et renoncer au documentaire. Je montre un peu le film dans le film, comme les essais avec les actrices (Céline Sallette, Julie Depardieu, Elsa Zylberstein, N.D.L.R.) qui auraient pu incarner Clémentine, projet qui m’a paru vain assez vite. J’invite à assister à ce balbutiement dont l’aboutissement est d’affirmer une diversité formelle.

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Vos deux mères sont des femmes souffrantes qui font souffrir leur enfant par leur absence ou leur maltraitance. Votre film s’abstient de tout jugement, ce qui n’est pas le cas de la société, qui juge rapidement les mères défaillantes…

Il y avait de ma part, avec ce film, une volonté de restauration de la vie de ces femmes. Qui sont des comètes à la vie brutale, dont on dit de chacune qu’elles ont été les muses d’un certain milieu, que leur beauté a été inspirante, mais qui ont été très peu protégées par ceux-là mêmes qui les considéraient comme des muses. Il s’agissait pour moi de rendre la complexité de leur personnalité, de raconter d’où elles venaient, d’apporter de la compréhension.

Quand on est enfant, on se défend avec ce que l’on a. Il valait donc mieux tenir à distance ces mères pour qu’elles nous manquent moins. Pendant longtemps, Clémentine comme moi-même, nous nous sommes construites en considérant qu’elles représentaient un pôle néfaste, mortifère. Avec l’âge, et parce qu’on a réussi à s’en sortir, on se dit qu’on est peut-être assez costaud pour regarder les choses autrement. Et parvenir à rendre un hommage à ce qu’elles nous ont laissé de beau. Dire l’imperfection mais aussi l’inspiration.

Une phrase dans le livre de Clémentine dit en substance : « On dit souvent : si on veut on peut. Mais comment pouvoir quand on ne sait pas vouloir ? » Ce propos, qui vient d’un psychiatre, a éclairé Clémentine sur sa mère, comme elle m’éclaire sur la mienne. Par exemple, quand on a été déraciné comme l’a été Maggy, mal aimée, réabandonnée, etc., comment développer la capacité de dire « je veux » ? Cette phrase donne à comprendre la dépression, la fragilité des personnes. Elle amène à une intime compréhension et à éprouver de l’empathie plutôt qu’à formuler des jugements.

Comment protéger un enfant de l’amour destructeur d’une mère, l’« amour destructeur » étant a priori une aporie ?

C’est ce difficile dilemme auquel nos pères ont dû se confronter. Ils ont soustrait leur enfant à leur mère, tout en sachant que cela fragiliserait encore davantage celle-ci. Clémentine dit à propos du sien : « Il ne regrette pas son choix mais en nourrit une forme de culpabilité. »

Toutes les instances qui pourraient aider sont aujourd’hui en grande difficulté. La psychiatrie, notamment, est à l’agonie.

En faisant mon enquête, j’ai découvert que ma mère a vraisemblablement essayé de m’avoir davantage près d’elle à un moment donné. Cela a provoqué de la crainte de la part de mon père, qui n’a pas accédé à cette demande. Idem en ce qui concerne Dominique Laffin. On peut se dire, en changeant de point de vue : aussi imparfaites qu’elles soient, elles avaient tout de même le droit d’être avec leur fille. On peut imaginer la souffrance que cela a représentée pour elles de réclamer en vain leur enfant.

Quels rôles peuvent avoir les services sociaux et de santé, les associations de soutien ?

Toutes les instances qui pourraient aider sont aujourd’hui en grande difficulté. La psychiatrie, notamment, est à l’agonie. Dans cette histoire, il faudrait pouvoir aider la mère à s’aider elle-même, aider l’enfant en le protégeant tout en essayant de garder le lien maternel, et aider le père à comprendre la circulation de ce lien à trois. Il y a des professionnels formidables partout qui font ce qu’ils peuvent. Mais tous ces secteurs sont attaqués par les réductions de budget, les atteintes au service public… Il faudrait au contraire valoriser le soin. Il faudrait des soins en direction de la mère pour qu’elle comprenne son histoire et se répare en tant que femme, des soins accordés à l’enfant qui est au milieu, lui faire sentir qu’il n’est pas seul et qu’on l’écoute. Il faudrait du lien et du soin.

Dans le film, il est évoqué un écrit de votre mère disant au sujet de sa propre mère, qui était vietnamienne et à qui un colon français a fait un enfant alors qu’elle avait 18 ans, que le plus grand acte d’amour qu’elle a accompli a été de l’abandonner. En filigrane, vous montrez les ravages de la colonisation dans la vie intime des colonisé·es et de leurs descendants…

Je tenais absolument à parler de cela, même si c’est d’une manière succincte parce que je ne suis pas historienne. Je voulais que le film reflète ce qui marque le début de l’histoire de ma mère. Notamment par cette image d’archive où l’on voit une jonque à côté d’un énorme paquebot. C’est très parlant. J’ai aussi lu d’autres témoignages d’enfants qui ont été emmenés en Europe, qui n’ont pas pu revenir, ou alors quand ils sont revenus ils n’ont rien retrouvé ni personne. Aussi des témoignages de mères vietnamiennes obligées d’abandonner leurs enfants parce que n’ayant aucun moyen pour les élever et portant leur espoir dans une vie meilleure ailleurs.

Ce sont des destins tragiques liés à la colonisation. Ce sentiment d’arrachement originel, ensuite, demeure. Surtout s’il n’est pas accompagné d’un récit, d’explications. À ma mère, quand elle cherchait à obtenir ses papiers en France, l’administration française a très longtemps répondu qu’elle n’existait pas.

Pensez-vous qu’en parlant de l’intime, comme vous le faites dans les deux films que vous avez réalisés, vous avez aussi le souci du monde qui vous entoure ?

C’est mon rêve. Si ces films n’étaient pas mus par cet espoir mais n’étaient que des expériences nombrilistes ou autocentrées, je serais très gênée. Je me dirais : à quoi bon ? Je livre mon intime dans l’unique espoir qu’il soit partageable et profitable.

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