Peut-on être libertaire et soutenir la candidature de José Bové ?

Michel Onfray et Yannis Youlountas sont philosophes et publient ici la version longue de leur tribune parue dans Politis n° 937. Ils ont soutenu ensemble la pétition « Unis avec Bové ».

Michel Onfray  et  Yannis Youlountas  • 1 février 2007 abonné·es

À chaque échéance électorale, il est d’usage que la plupart des libertaires mènent une contre-campagne qui se désigne ouvertement anti-électoraliste. Les urnes sont la cible d’un appel au boycot pour cause d’impuissance à changer radicalement la vie, promesses rarement tenues, surenchère démagogique, confiscation du débat par sa mise en scène et détournement de l’énergie des luttes. Elections : piège à cons ?

Le vote n’est pas tant le problème que ce qui lui manque, avant et après

Cependant, si toute réflexion doit précéder l’action, comment pourrait-on passer de l’une à l’autre, dans la vie d’un groupe, sans procédure décisionnelle ? Si le consensus est l’objectif recherché, il n’est pas toujours possible. La mise aux voix devient alors nécessaire pour parvenir à passer collectivement de la réflexion à l’action, notamment quand le temps manque et que les enjeux pressent. L’exemple des Collectifs unitaires antilibéraux a rappelé combien la recherche obstinée du consensus pouvait conduire à paralyser un groupe.Si le vote peut être une procédure nécessaire en cas d’incapacité à parvenir au consensus, il ne saurait remplacer l’essentiel, c’est-à-dire la réflexion d’une part et l’action de l’autre. Et c’est justement la double critique faite par les libertaires à cette procédure ultime : ne pas être suffisamment précédée de débat et suivie de mise en actes. Le vote n’est pas tant le problème que ce qui lui manque, avant et après. Car la valeur d’un vote réside dans ce qui le justifie : l’ajustement des opinions et la mise en place des projets collectifs.

Un événement politique : la candidature collective de José Bové

Dans la démocratie représentative, le problème de la délégation de pouvoir insupporte les libertaires, et pour cause. La question n’y est pas seulement pour quoi voter mais aussi pour qui. Le projet lui-même cède le plus souvent la place à la personnalisation de son porteur. On zappe les bustes politiques comme les chaînes. Le débat démocratique tend à être confisqué par son propre spectacle. Les rôles sont distribués à des professionnels qui font carrière sur les planches politiques, dans l’alternance et le jeu des chaises musicales.

Mais ce premier février 2007, un événement politique nous propose de rompre pour une part avec ce constat et de réexaminer nos arguments : la candidature collective de José Bové à l’élection présidentielle. Pourquoi ?

D’abord, parce que José Bové est tout sauf un produit politique stéréotypé. Sa parole porte celle des mouvements sociaux et, notamment, de nombreuses luttes communes : sans papiers, TCE, retraites, privatisations, CPE, brevetabilité du vivant, asservissement des paysans aux semenciers, répression d’Oaxaca, expulsions d’enfants scolarisés… luttes dans lesquelles nous avons agi ensemble, au-delà de nos différences : libertaires et non libertaires.
Ensuite, parce que José Bové n’a rien d’un tribun volubile depuis sa tour d’ivoire. Ses actes vont de pair avec ses paroles et son courage politique a fait sa réputation. Élevé au lait de Bakounine avant de rencontrer Jacques Ellul, ce syndicaliste paysan persiste à oser l’illégalité quand elle est légitime et la désobéissance civique quand la volonté populaire et, surtout, l’intérêt général sont ignorés par les pouvoirs publics. À cette forme de résistance contemporaine s’ajoute une obstination motivée à l’action non-violente.
Enfin, parce que José Bové ne limite pas son combat à l’échelle d’un pays. Mieux encore – et cela en total opposition avec les discours politiques convenus – l’intérêt national ne saurait pour lui primer sur la réalité quotidienne de nos sœurs et frères humains d’autres régions du monde. Cette position universaliste est la manifestation d’un véritable humanisme : celui du refus de privilégier une communauté politique à une autre.

Les électrons libres vigilants à l’égard des appareils politiques

La candidature de José Bové n’est pas seulement collective au sein de l’Alternative unitaire, mais porte en elle un rassemblement beaucoup plus large, du même genre que celui qui nous unit dans les luttes depuis plusieurs années. On y trouve notamment les « électrons libres » : sans parti qui, loin d’être inorganisés, sont plutôt « alterorganisés » et sont en réalité les plus nombreux. La réappropriation politique par les électrons libres, vigilants à l’égard des appareils politiques, est même sur le point d’aboutir à la constitution d’un vaste réseau : les CIELs [^2].
La candidature de José Bové n’est pas celle d’un converti à l’ambition suprême, mais d’un homme déterminé, avec beaucoup d’autres, à défier jusque dans les urnes les pouvoirs politico-financiers qui tyrannisent l’humanité tout entière et la planète qui l’héberge. La campagne qui s’annonce n’interrompra pas les luttes pour les urnes, bien au contraire. Elle sera une occasion de plus de manifester notre refus total de transformer le monde en marchandise et la vie en esclavage.

L’urgence écologique et sociale ainsi que la preuve par les actes…

Ce qui nous rapproche de José Bové est donc beaucoup plus fort que ce qui pourrait éventuellement nous éloigner. C’est pourquoi, en tant que libertaires, nous avons choisi de l’inviter à relancer sa candidature à l’élection présidentielle 2007, en initiant et en soutenant l’appel populaire qui a favorisé sa désignation par les Collectifs unitaires antilibéraux ce 21 janvier. Beaucoup d’autres libertaires ont fait de même [^3]. Ils sont majoritaires parmi les 30 coordinateurs qui ont choisi spontanément de lancer cet appel et qui animent aujourd’hui le site unisavecbove.org, la liste des 30 000 signataires et les nombreuses initiatives autogérées autour de sa candidature.
S’il est assez étonnant, au premier abord, de songer que des libertaires puissent désirer agir en ce sens, cela n’a plus rien d’étonnant quand on examine l’urgence sociale et écologique ainsi que la preuve par les actes qu’apporte régulièrement José Bové dans les luttes.

À circonstances exceptionnelles, intervention exceptionnelle. Il est des moments dans l’histoire lors desquels les événements nous incitent à agir, non sans concession, pour faire face à des enjeux immédiats au moyen de rares opportunités.
Au vu de l’état du monde et de la société française, et au su de ce vers quoi nous nous dirigeons, la question se pose à tous les libertaires, notamment à ceux qui revendiquent certaines périodes d’engagement analogues dans l’histoire.

L’heure est-elle à résister jusque dans les urnes avec nos compagnons de luttes ?

[^2]: lancés par la Coordination des Initiatives des Électrons Libres avec José Bové, en partenariat avec le site unisavecbove.org. Le but est d’ouvrir des « CIELs » un peu partout : Collectes d’Initiatives Enthousiastes et Libres, pour une campagne créative, participative et festive

[^3]: Pour lesquels la probable campagne en prison de José Bové rappelle celle de Louis Auguste Blanqui…

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