Fadela Amara, soumise à l’ordre post-colonial

En acceptant un secrétariat d’État, la présidente de Ni putes ni soumises s’inscrit dans la continuité d’un certain « féminisme » réservé au monde musulman.

Christine Delphy  et  Houria Bouteldja  • 28 juin 2007 abonné·es

«Permettez-moi […] de saluer votre maman, qui nous a rendu un grand service en vous mettant au monde » , avait déclaré Jacques Chirac à Fadela Amara lors de l’inauguration de la Maison de la mixité, le 8 mars 2006. Auparavant, le 8 octobre 2004, lors de la 2e université d’été du mouvement Ni putes ni soumises, il lui avait déjà avoué avec emphase : « La France a besoin de vous. » Adressés à une féministe blanche, ces messages apparaissent surréalistes, tout autant que sa nomination, en tant que féministe, à un secrétariat d’État. En effet, bien que le Mouvement de libération des femmes (MLF) ait revendiqué le terme « féministe » dans les années 1970, la connotation péjorative l’a rapidement emporté ensuite. Mais la revue Nouvelles Questions féministes observe que « féministe », ordinairement terme d’insulte, est redevenu laudatif à partir du coup d’État militaire algérien « contre l’islamisme » en 1991. Une « féministe » algérienne était une héroïne, tandis qu’une féministe française est une salope frustrée.

Comment expliquer cette contradiction : le statut des femmes est très important lorsqu’il s’agit de personnes venues du monde musulman, mais la lutte contre le patriarcat est tournée en ridicule quand elle concerne la France ? Ce qui se jouait entre les deux rives de la Méditerranée se joue aussi ici depuis plusieurs années. Le « deux poids deux mesures » est devenu caricatural, on s’en est aperçu avec les motivations « féministes » de la loi contre le foulard. Les seules opprimées sont les femmes arabes ­ et plus largement les non-européennes ou d’origine non-européenne. C’est ici que la grille de lecture post-coloniale est utile : comment ne pas reconnaître dans ce clivage la fameuse ­ et infâme ­ distinction opérée dans l’Algérie coloniale entre les « Français musulmans » et les « Français de souche européenne », les premiers étant des sujets de la République, tandis que les seconds étaient les seuls citoyens de ce département ? Les colonies n’existent plus, mais l’expression « Français de souche », loin de disparaître, connaît une fortune inespérée, et désespérante.

Et le genre, comme au temps des colonies, est utilisé pour justifier le maintien de cette ligne de clivage entre les Blancs et les « bougnoules », présentés comme les pires sexistes de notre pays, ou peut-être même les seuls. Quand Nicolas Sarkozy affirme, dans son discours du 14 janvier 2007 : « La soumission de la femme, c’est le contraire de la République, ceux qui veulent soumettre leur femme n’ont rien à faire en France » , parle-t-il de tous les hommes violents ? Inclut-il ceux qui tuent par amour, ou par tradition bretonne ou angevine ­ une femme tous les trois jours, cela ne s’explique pas par la seule immigration ­, ou parle-t-il seulement de ceux qui tuent pour de mauvaises raisons, ou de mauvaises traditions ? On penche pour la deuxième hypothèse : Bertrand Cantat, par exemple, déjà gratifié d’une peine minime pour un assassinat (comparez avec les peines des meurtriers « culturels », c’est-à-dire pas « de souche ») et d’un régime carcéral de faveur, va en effet bientôt sortir de prison ; et, d’autre part, si on prenait à la lettre les rodomontades de Nicolas Sarkozy, le pays se trouverait singulièrement dépeuplé de sa composante masculine du jour au lendemain.

Fadela Amara a compris tout cela, et propose au groupe dominant ­ blanc ­ une offre politique ajustée à sa demande, malgré l’effet repoussoir qu’elle suscite chez les populations qu’elle est censée représenter. En effet, cette offre n’est ni plus ni moins que la continuation d’une politique de genre typique de l’ordre colonial. Elle consiste, aujourd’hui comme hier, à « extirper » les femmes arabes et noires de leur milieu. C’est une politique « gagnant-gagnant », car ses deux effets sont tous les deux positifs pour l’ordre établi : l’un pour les dominants en tant que blancs, l’autre pour les dominants en tant qu’hommes. En effet, cette politique, d’une part, casse les solidarités internes au groupe des « issus de » ­ en clair des Français de souche non-européenne ­ ; d’autre part, elle exonère la société blanche de son sexisme en transformant celui-ci en phénomène exotique, quasiment « importé » (certaines délocalisations sont avantageuses).

Voilà pourquoi Fadela Amara a reçu les honneurs du PS, et voilà pourquoi elle reçoit ceux de la droite. La petite trahison politicienne ­ le passage du PS à l’UMP ­ est sans importance comparée à la continuité politique d’un gouvernement à l’autre, depuis trente ans, à l’obstination française dans le racisme et la misogynie, dans la capacité coloniale à lier les deux pour faire d’une pierre deux coups.

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