L’ouvrier qui dérange le groupe Chargeurs

Thierry Brun  • 26 septembre 2007
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Alain Fournès, ouvrier smicard et délégué syndical CGT, a alerté la presse sur les conséquences d’une opération de rachat de l’usine textile Avelana. Mal lui en a pris.

Le 24 septembre, Lavelanet (Ariège), ville de 7 000 habitants dans le bassin textile du pays d’Olmes, est en pleine ébullition. Quelque 200 personnes, selon les organisateurs, 80 selon les gendarmes, se sont rassemblées devant l’usine textile Avelana, propriété de la multinationale Chargeurs, pour soutenir un syndicaliste menacé de licenciement « après avoir parlé à la presse » , annonce la CGT, une initiative considérée comme une « faute lourde » pour la direction de l’entreprise. Ce jours-là, les manifestants tentent de remettre à la direction une motion demandant l’arrêt de la procédure disciplinaire entamée fin août à l’encontre du délégué syndical CGT Alain Fournès. La direction du site ariégeois est depuis restée muette et attend sagement jusqu’à la fin du mois de septembre pour se prononcer sur cette procédure disciplinaire.

Depuis cette mobilisation locale, le cas d’Alain Fournès, 43 ans et vingt-six années d’ancienneté comme ouvrier textile à Lavelanet, a pris une dimension nationale. Le motif de la sanction n’est en effet pas banal. La direction reproche au syndicaliste de s’être exprimé dans La Lettre de l’Expansion , feuille confidentielle réservée aux boursicoteurs, lors de l’annonce en juillet de la prise de participation de 50 % de la société marocaine Holfipar dans le capital de Chargeurs Fashion, filiale du groupe Chargeurs. « Alain Fournès a réagi sur les risques et les conséquences de cette prise de participation. Suite à ça, d’après la direction, les cours de l’action auraient chuté de plusieurs pourcents » à la Bourse, explique Christophe Couderc, secrétaire départemental de la CGT, estimant que c’était « donner beaucoup d’importance à un délégué syndical » .

Trop bien informé, l’ouvrier syndicaliste porterait donc la lourde responsabilité d’avoir joué les trouble-fête lors d’une opération financière menée par un groupe mondial. Le délégué syndical n’a fait pourtant qu’exprimer les inquiétudes sociales. Cela est-il condamnable ? La question sociale doit-elle être ignorée par un groupe qui a la particularité d’être aussi un fonds d’investissement en quête de rentabilité pour ses actionnaires dans le secteur du textile ? Les actionnaires de Chargeurs (Jérôme Seydoux, Edouardo Malone, et les fonds de pension anglo-saxons) ont-ils consulté les syndicats en concluant un accord avec Holfipar, holding marocain de la famille Tazi ? L’opération révélée en juillet a consisté à augmenter la compétitivité de la filiale Chargeurs Fashion, synonyme à terme de délocalisations. Avec sans doute la perspective d’améliorer les profits. Rappelons que la valeur de base retenue pour la transaction a été de 12 millions d’euros, soit la valeur des capitaux propres de Chargeurs Fashion.

Un salarié smicard, délégué syndical, a donc livré son analyse sur un groupe coté en Bourse dont le chiffre d’affaires devrait atteindre 815 millions d’euros et 18 millions d’euros de résultat net en 2007. Et cela a fait trembler la Bourse… « Quand un simple ouvrier fait vaciller un géant économique et vient troubler l’ordre établi, on peut appeler ça un événement rare, sinon majeur, dans notre société » , témoigne le journaliste Eric Woljung (lire son article sur http://bellaciao.org/fr). Et « à travers Alain Fournès, on veut bâillonner la CGT. La CGT gêne dans la société Avelana, la CGT gêne dans le textile ariégeois » , poursuit Christophe Couderc. Ainsi, le smicard et son syndicat sont depuis quelques années dans la ligne de mire des dirigeants de la multinationale. On se souvient que quelque 230 personnes avaient manifesté mi-novembre 2005 à Lavelanet pour protester contre des suppressions d’emplois. Une grève illimitée avait été déclenchée par les syndicats CGT et FO. Christian Laffont, directeur de Chargeurs Tissu, avait même été séquestré par une cinquantaine de salariés. A l’époque très actif, Alain Fournès avait tiré la sonnette d’alarme sur les manœuvres en cours. « Ils veulent tout miser sur le commercial, tout en faisant des économies sur les salaires, expliquait le syndicaliste. On nous promet pour 2006 et 2007 des résultats de productivité totalement irréalistes » . Phrases prémonitoires.

Le cas Fournès a valeur de symbole : avec la dérégulation économique actuelle, qui privilégie la satisfaction des intérêts des actionnaires, la logique devient rapidement financière et le travail est réduit à un simple coût. L’intervention des salariés dans la gestion et dans la stratégie de l’entreprise y est intolérable. Il arrive que des militants syndicaux refusent la fatalité du pouvoir des actionnaires et transgressent les « frontières » du capitalisme actionnarial parce qu’ils ont acquis un niveau d’expertise sur le fonctionnement de la multinationale qui les emploie. Inconcevable, semble suggérer Chargeurs et ses actionnaires. Un ouvrier, ça ne parle pas aux journalistes économiques, ça n’a pas son mot à dire dans une entreprise financiarisée.

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