Travail : le temps des mensonges

Thierry Brun  • 16 juin 2008
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Le gouvernement et son Premier ministre, François Fillon, ont utilisé quelques grosses ficelles pour imposer le projet de loi réformant le temps de travail, qui a été présenté en conseil des ministres mercredi 18 juin. D’où les accusations de mensonge.

Le Premier ministre, François Fillon, et Xavier Bertrand, son ministre du Travail, n’ont pas manqué de mettre de l’huile sur le feu social, en fournissant un argument douteux pour justifier une nouvelle réforme du temps de travail. Le projet de loi contenant cette réforme permettrait aux salariés de rester aux 35 heures, ont affirmé à qui voulait l’entendre les deux artisans de ce projet poussé par l’Elysée.

Voici le contenu du projet de loi présenté en conseil des ministres le 18 juin :
Le secrétaire général de la CGT n’a pas tort d’affirmer dans un entretien à Libération (du 16 juin) que « François Fillon et Xavier Bertrand mentent lorsqu’ils affirment que les salariés pourront choisir de conserver les 35 heures hebdomadaires (…) L’extension du travail au forfait (en heures, en jours, mensuel ou annuel), l’instauration de conventions individuelles et les libertés de laisser se fixer unilatéralement les horaires de travail, représentent un risque de régression du droit des salariés sans précédent », a estimé Bernard Thibault, ajoutant que « c’est la loi de la jungle qui va s’installer ».

D’autant que cette loi de la jungle sera européenne avec l’adoption de la directive révisée sur l’aménagement du temps de travail. Pas étonnant donc, que le secrétaire général de la CFDT, François Chérèque, accuse aussi le gouvernement d’avoir menti sur les 35 heures, comme sur l’application de la directive sur l’aménagement du temps de travail en Europe, en estimant que la « confiance » serait difficile à réinstaurer, après ce qu’il a qualifié de « rupture ».

Après l’affirmation du choix laissé aux salariés de rester aux 35 heures, le Premier ministre a aussi indiqué que le projet de loi sur le temps de travail « ne comporte aucune disposition relative au taux de majoration des heures supplémentaires ». Même son de cloche de la part de Xavier Bertrand : il n’est « pas question de toucher ou de modifier la rémunération actuelle des heures supplémentaires ». Et de rappeler qu’il y aurait là quelques contradictions avec la loi de 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (TEPA). Rien de plus trompeur.

Le mensonge par omission est sans doute ce qui caractérise les propos du gouvernement, car, la mouture du projet de loi qui a été présenté aux partenaires sociaux fait la part belle à une négociation de gré à gré dans l’entreprise, c’est-à-dire à une négociation avec l’employeur souvent très défavorable pour le salarié. Ainsi que l’indique l’article 16 : « La durée du travail de tout salarié peut être fixée, sans accord collectif préalable, par une convention individuelle de forfait en heures sur la semaine ou sur le mois ». Les heures supplémentaires, le repos compensateur, l’organisation du temps de travail relèveront, notamment dans les petites entreprises, d’un face à face avec l’employeur où la présence syndicale est faible et le rapport de force difficile, comme le soulignent les organisations syndicales.

Des dérogations existent déjà

Et la philosophie du texte ne consiste pas seulement à mettre en place un dispositif déréglementant les 35 heures. En l’état, le texte généralise des dispositions actuelles que certains secteurs en forte concurrence ont déjà adoptées. Notamment le système de dérogations au contingent d’heures supplémentaires. Le verrou des 220 heures supplémentaires pourra sauter dans de nombreuses entreprises et ce contingent pourra largement être dépassé.

Le mouvement a déjà été lancé dans une branche. Signé le 5 février 2007, l’accord relatif au temps de travail dans le secteur des hôtels, cafés, restaurants (HCR) a fixé le contingent d’heures supplémentaires libres (pour lesquelles l’autorisation préalable de l’inspecteur du travail n’est pas requise) à 360 heures par an et par salarié pour les établissements permanents et à 90 heures par trimestre civil et par salarié dans les établissements saisonniers.

Les heures supplémentaires peuvent ainsi faire l’objet d’une majoration de 10 % de la 36e à la 39e heure, 20 % de la 40e à la 43e heure incluse et de 50 % au-delà. Ces heures font l’objet soit d’un paiement, soit d’une compensation en tout ou partie par un repos compensateur de remplacement, et c’est là qu’intervient la négociation de gré à gré que généralisera le projet de loi de Xavier Bertrand. Comme l’indiquent les syndicats, c’est surtout dans les petites entreprises que la remise en cause des 35 heures risque d’être la plus importante, et la plus douloureuse…

Le paiement de ces heures ou le repos compensateur de remplacement relèvera très souvent d’une décision unilatérale de l’employeur sans que l’inspecteur du travail puisse intervenir. D’ailleurs, pourra-t-on refuser de faire des heures supplémentaires ? La réponse est non, sauf en cas de force majeure. Un salarié pourra refuser un forfait individuel incluant des heures sup’ mais les syndicats estiment que le salarié pourra craindre pour sa carrière ou son emploi s’il refuse.

En clair, quand le gouvernement affirme que rien ne changera dans le dispositif actuel de majoration des heures supplémentaires, il oublie de préciser qu’un système de dérogation est déjà en place et qu’il s’exerce sous la contrainte. Le code du travail stipule qu’une convention collective, un accord d’entreprise ou d’établissement peut fixer une majoration plus faible, avec un minimum de 10 %. Par ailleurs, le paiement de « tout ou partie » des heures sup’ effectuées au-delà du contingent autorisé pourra être remplacé par un repos. Mais toutes ces clauses pourront être renégociées d’ici fin 2009, indique le projet de loi, certainement pas pour améliorer le pouvoir d’achat des salariés.

Mystère sur les heures supplémentaires

Le projet de loi réformant le temps de travail s’appuie avec une grande confiance sur le pilier des heures supplémentaires, sans se poser la question d’un outil de mesure fiable de celles-ci. Le paradoxe de la loi Bertrand est en effet de ne pas avoir organisé et financé le contrôle des heures supplémentaires en France, notamment par les inspecteurs du travail.

On se souvient de la polémique qui a accompagné la publication des résultats controversés du dispositif phare sur les heures supplémentaires pour « améliorer le pouvoir d’achat » des salariés. La ministre de l’Economie, Christine Lagarde avait annoncé que le volume d’heures supplémentaires déclarées par les entreprises de plus de 10 salariés a augmenté de 28 % au quatrième trimestre 2007 par rapport à la même période en 2006 et lancé le chiffre de 900 millions d’heures supplémentaire. Ce qui lui avait fait dire que le dispositif sur les heures supplémentaires « fonctionne » et a un « effet à la fois incitatif et rémunérateur ».

L’organisme statistique du ministère du Travail, la Dares (enquête sur l’activité et les conditions d’emploi de la main d’œuvre) a revu en forte baisse l’estimation à 700 millions d’heures contre 900 millions précédemment. L’écart provient aux trois quarts d’une surévaluation des heures effectuées dans les entreprises de moins de 10 salariés. Bercy a du coup revu à la baisse le coût de la défiscalisation des heures supplémentaires instaurée en août par la loi Tepa, et chiffrée à 5,1 milliards d’euros en 2008 par Bercy.

Le nouveau chiffrage a aussi posé la question de l’efficacité de la mesure des heures supplémentaires. Pourquoi de tels écarts ? L’ensemble des statistiques comparatives en matière d’heures supplémentaires se fonde sur les seules déclarations de l’employeur. Selon Gérard Filoche, inspecteur du travail, 85 % du travail dissimulé constaté en France ressort d’heures supplémentaires non déclarées (90 % des plaintes). Celui-ci évoque le chiffre de 2 à 2,5 milliards d’heures supplémentaires réelles par an. Rappelons qu’en 1993, le rapport de Jean Mattéoli, alors président du Conseil économique et social, faisait état de 1,2 milliards d’heures supplémentaires effectuées, l’équivalent de 680 000 emplois.

Quinze ans plus tard, la loi Tepa a tablé sur un chiffre de 30 % inférieur, alors même que la durée légale du travail a diminué, et que la population active a considérablement augmenté. Il n’est donc pas étonnant que les statistiques apparaîssent encore très éloignées de la réalité.

Le gouvernement de François Fillon s’est fondé sur ces omissions et ces mensonges pour se débarrasser du carcan des 35 heures.

Temps de lecture : 7 minutes
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