De New York à Nueva York

Xavier Frison  • 7 mai 2010
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Dernier jour à New York. A l’angle 44e rue Est / 2e Avenue, à deux pas de l’ONU et juste en face de la mission onusienne de la République du Nigeria, un Chinois en pantalon à pinces tire sur le tronc d’un frêle arbuste, perdu dans le béton de Manhattan. Il faut l’avoir vu faire en Chine pour le deviner mais l’homme fait sa gym, comme la font les Pékinois tous les matins, au pays. Personne ne s’étonne de voir ce quinqua secouer son arbre avec application. A ma droite, dans ce bar-restaurant-à-emporter-ouvert-24h-sur-24, un SDF offre son plus beau sourire édenté en alignant quelques insanités. Il est 11h du matin, la ville entame sa deuxième journée.

L’impression assez fascinante que peu de choses s’arrêtent, ici, ne doit pas faire oublier la réalité : comme ailleurs, peut-être plus qu’ailleurs , les forts empochent la mise ; ce sont eux qui embauchent ou utilisent les services d’une armée mexicaine -c’est le cas de le dire- pour sortir le chien de madame, tirer les enfants dans des carioles de bois sur le chemin de l’école ou pouvoir consommer à toute heure. A l’autre bout de l’échelle, aux faibles de se débrouiller. Entre les deux, la grande masse des galériens de New York, qui ramassent les miettes, dans les restaurants, comptent les billets d’un dollar dans les innombrables épiceries où la pancarte « Closed » ne tourne jamais. C’est ce chauffeur de taxi asiatique, l’air ahuri, dans la torpeur nocturne de Harlem, incrusté dans son siège, buste en avant, qui ne sait plus qui il transporte, où il va, où il est. On l’imagine, pendant ses heures sans bitume, s ‘écrouler sur son volant, et redémarrer une paire d’heures plus tard, l’esprit tout entier tendu vers le trafic. C’est l’un de ses collègues, solide gaillard noir au crâne glâbre, dans ce même Harlem de la nuit, à l’heure où les esprits s’échauffent et finissent par exploser dans une bagarre de rue, qui ne bouge pas d’un cil, contournant patiemment l’épicentre de la tornade, fenêtre passager grande ouverte. De toute part l’on accourre pour en découdre, défendre son pseudo territoire, faire le coup de poing, entre pauvres bien sûr. La routine pour le taximan.

C’est cette serveuse plus toute jeune d’un petit sushi bar, Indonésie-New York sans escale, les yeux plus très droits, qui nous souhaite un bon appétit – « enjoy » – de sa voix de dessin animé. Ce soir, elle fermera avant minuit, presque une incongruité. C’est ce jeune couple d’émigrants russe, plus russe tu meurs, cheveux plaqués-gominés pour lui, yeux bleu Volga pour elle, accent à couper au couteau, qui tiennent -en tout cas, ils y passent leur vie- un modeste café… italien. « Spasiba, Dasvidania » . Ce sont les « Hola ! Como esta ? » échangés avec les «employés de service» Mexicains de l’auberge de jeunesse où nous logeons, pendant que Ginette, dont on n’aura pas réussi à retrouver la trace pour lui demander si elle chante en haïtien, nous sort son français parfait, à peine rabotté par des dizaines d’années de comptoir, réception, travaux en tout genre.

C’est tout ce casting de petites mains, émargeant à quelques centaines de billets verts par mois, qui fait de New York ce qu’est New York, de Manhattan ce qu’est Manhattan, ce charme urbain qui aspire, cette énergie qui entraîne, immanquablement, là où le moindre studio avale ses 1200 dollars mensuels. A «Nueva York», comme on la prononce en espagnol, la carte postale se paye cash.

Temps de lecture : 3 minutes
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