« Les neiges du Kilimandjaro » de Robert Guédiguian ; « The Artist » de Michel Hazanavicius

Christophe Kantcheff  • 15 mai 2011
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« Les neiges du Kilimandjaro » de Robert Guédiguian ; « The Artist » de Michel Hazanavicius

Illustration - « Les neiges du Kilimandjaro » de Robert Guédiguian ; « The Artist » de Michel Hazanavicius

On dit souvent du festival de Cannes qu’il fonctionne comme une bulle imperméable aux événements du monde, que les festivaliers s’agitent pour aller de films en films, de rendez-vous en rendez-vous, sans un œil ou une oreille pour ce qui se passe en dehors. Hier soir (samedi), les parois de la bulle n’ont pas tenu face à la nouvelle qui s’est très vite propagée pour être copieusement commentée : l’arrestation de Dominique Strauss-Khan pour agression sexuelle.

À Cannes, cette « intrusion » n’est pas survenue à n’importe quel moment : le soir où était présenté, dans la sélection Un certain regard, le nouvel opus de Robert Guédiguian, les Neiges du Kilimandjaro , un film aux résonances très contemporaines sur les difficultés que rencontrent les petites gens. Il y avait là comme une ironie mordante : du monde des politiques – que les faits reprochés à DSK soient avérés ou non –, venait à nouveau une annonce sans rapport avec la politique (sinon la politique politicienne, autrement dit la pire, si le président du FMI est tombé dans un piège) ; en revanche, c’est le cinéma – à travers les turbulences cannoises, un comble ! – qui a produit de la politique.

Les neiges du Kilimandjaro pourrait être présenté comme une suite très libre de Marius et Jeannette (qui avait été également sélectionné à Un certain regard en 1997). Michel (Jean-Pierre Darroussin) et Marie-Claire (Ariane Ascaride) ont vieilli, sont grands-parents, continuent à s’aimer ; ils n’ont pas quitté l’Estaque, sont devenus propriétaires de leur maison ; lui et soudeur pour la compagnie maritime, délégué syndical à la CGT, elle fait des ménages.

Le film s’ouvre sur une scène capitale, qui donne le ton et d’où découlera toute la suite des événements. Une scène de violence sociale, qui se déroule pourtant de manière bien paisible : Michel tire au sort les 20 salariés qui vont être licenciés. C’est le fruit d’un accord arraché à la direction, sinon, ce serait pire, dit ce dernier à ses infortunés collègues.

Illustration - « Les neiges du Kilimandjaro » de Robert Guédiguian ; « The Artist » de Michel Hazanavicius

On ne peut imaginer méthode de licenciement plus injuste, mais c’est un homme honnête qui l’applique, au point de s’inclure parmi les 20. Avec Raoul (Gérard Meylan), son ami d’enfance et beau-frère, à la CGT lui aussi, Michel est plus habitué aux défaites qu’aux victoires. C’est un (vieux) syndicaliste dérouté, désarmé, qui a accepté de procéder à un tel tirage au sort.

De la vie de Michel et Marie-Claire (et de Raoul et sa femme, Denise (Marilyne Canto)), ces ouvriers qui, à force de travail, ont accédé à un modeste bien être, le film donne une image juste, sensible, subtile. Ce ne sont pas des « héros » , comme le dit Marie-Claire en se moquant gentiment de son mari désormais à la pré-retraite, mais des êtres qui ont toujours essayé de mettre en accord leurs actes et leurs idéaux, qu’on ne peut mieux résumer par trois lettres célèbres : « Liberté, égalité, fraternité ».

Le film atteste d’une conscience aiguë des contradictions qui traversent aujourd’hui le monde des « pauvres gens » – pour reprendre le titre du poème de Victor Hugo qui a inspiré Robert Guédiguian –, en fonction de ce qu’ils sont un peu moins ou un peu plus pauvres, justement. C’est là que les Neiges du Kilimandjaro ausculte notre époque de façon très contemporaine (et sans aucun misérabilisme) comme peu de films le font (sinon ceux de Ken Loach, mais parfois avec moins de complexité), et où s’affirme le point de vue du cinéaste, qui ne cherche pas à « réhabiliter » les ouvriers, mais à ré-inventer des représentations du vivre ensemble, si mal en point aujourd’hui.

Au plan dramaturgique, ces contradictions passent par un acte de criminalité, un vol à main armée chez Marie-Claire et Michel, commis – ce n’est pas un secret, le spectateur le reconnaît aisément – par un jeune ex-collègue de Michel (Grégoire Leprince-Ringuet), que le tirage au sort a lui aussi mis au chômage. Mais le chômage, pour lui, ne signifiait pas pré-retraite, mais précarité, alors qu’il doit s’occuper de ses deux demi-frères, en âge d’aller à l’école.

Que faire lorsqu’on s’aperçoit que celui qui vous a agressé est plus fragile que vous ? C’est la question que se posent Michel et Marie-Claire – mais ne pourrions-nous pas tous la partager ? Le film montre admirablement comment cette question les fait souffrir, les bouscule. La profonde remise en cause et l’intransigeant regard sur soi qu’elle provoque – c’est ainsi que Michel et Marie-Claire me paraissent être, au sens fort, un honnête homme et une honnête femme, et non des « honnêtes gens », selon le lieu commun à tonalité poujadiste. Enfin, cette question finit par revitaliser leur envie d’agir pour les autres, et donc, puisqu’il s’agit de solidarité, pour eux-mêmes.

Faut-il insister pour convaincre que ce film est aujourd’hui terriblement important ? Il renouvelle au cinéma le thème des insécurités (sociale et délinquante) sous un angle qui ne fait pas appel aux pulsions régressives. Il donne à voir deux générations abîmées mais pas cassées – car le personnage de Grégoire Leprince-Ringuet a aussi une force d’esprit qui peut le sauver (tandis que les enfants de Marie-Claire et Michel, un peu plus favorisés, sont, eux, prisonniers de l’individualisme dominant). Et il reconsidère l’amour – j’ose le terme, mais dans son acception résolument profane – comme enjeu essentiel des relations humaines.

Les neiges du Kilimandjaro n’est pas à proprement parler un conte, comme l’était Marius et Jeannette . Les voies qu’il esquisse sont totalement réalistes, même si elles ne sont pas aisées, à l’image du geste qu’effectue la femme jouée par Cécile de France, dans le Gamin au vélo , le film des frères Dardenne, qui n’est pas sans écho avec celui-ci. Mais que son titre soit celui d’une chanson, créée par Pascal Danel, ne relève pas du hasard. L’utilisation de la musique y est, comme toujours chez Guédiguian, très réfléchie, avec plus de relief encore ici, en particulier avec les extraits de la Pavane pour une infante défunte , de Maurice Ravel, auxquels les voix des comédiens viennent se mêler, donnant presque la sensation qu’ils chantent ou que leurs mots sont portés par une houle musicale. Les neiges du Kilimandjaro , opéra de notre temps, prosaïque, généreux et populaire.

(Lire aussi : Les Neiges du Kilimandjaro)

Illustration - « Les neiges du Kilimandjaro » de Robert Guédiguian ; « The Artist » de Michel Hazanavicius

Changement total de genre avec The Artist , fantaisie muette et en noir et blanc de Michel Hazanavicius, avec Jean Dujardin et Bérénice Béjo, sélectionné in extremis en compétition. Le film reprend l’esthétique du muet américain pour développer une parabole sur les heurts et malheurs d’un acteur célèbre, dont le passage au parlant entraîne la chute. Le film est sans grande invention mais truffé de petites trouvailles amusantes. Jean Dujardin ressemble à Errol Flynn en un peu plus mou, et danse avec la souplesse d’un manche à balai. Bérénice Béjo est ce qu’on lui demande : craquante. The Artist est plaisant et sans autre prétention que d’être un divertissement.

Temps de lecture : 7 minutes
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