Blanchiment d’argent : le gouvernement pas pressé de récupérer 220 milliards d’euros…

Dans son rapport 2012, la Cour des comptes a tiré la sonnette d’alarme sur le blanchiment d’argent et de capitaux, un sport national estimé à 220 milliards d’euros en 2010 par l’OCDE, soit plus de 10 % du PIB. Le gouvernement est sur la sellette pour son peu d’implication dans la lutte contre cette économie souterraine.

Thierry Brun  • 9 février 2012
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Blanchiment d’argent : le gouvernement pas pressé de récupérer 220 milliards d’euros…

Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins http://www.tracfin.bercy.gouv.fr/) est la cellule française de lutte anti-blanchiment qui dépend du ministère de l’Economie. Et selon le rapport 2012 de la Cour des comptes, les agents de cette administration ont quelques soucis pour exercer pleinement leur mission de lutte contre le blanchiment d’argent et de capitaux.

Page 200 du rapport 2012 : « TRACFIN ne dispose d’aucune estimation sur l’ampleur, la consistance et les circuits des flux financiers concourant au blanchiment, pas plus que sur les stocks patrimoniaux qui en sont issus. Le service a fait valoir que ce type d’études ne relevait ni de ses compétences, ni de sa seule action. (…) Il en résulte qu’aucun service de l’Etat ne travaille sur le sujet. Même si de nombreux autres interlocuteurs spécialisés estiment ce travail difficile, voire impossible si l’on vise l’exhaustivité, il demeure que la compréhension du blanchiment et de ses méthodes, et par conséquent l’efficience de la cellule de renseignement financier, supposent une évaluation suffisante du phénomène » .

C’est joliment dit : Après plus de 20 ans de fonctionnement, la cellule de lutte contre le blanchiment d’argent sale ne dispose pas des outils élémentaires à la compréhension d’une phénomène massif de blanchiment en France. La Cour indique que la seule donnée quantitative publiée, avec prudence, par TRACFIN est le montant total des fonds concernés par les transmissions en justice, soit 524 millions d’euros en 2010. Une misère, car une étude réalisée pour l’OCDE en janvier 2010 chiffre l’économie souterraine en France à 220 milliards d’euros, soit 11,7 % du PIB .
Or, TRACFIN n’avait pas considéré comme prioritaire l’identification des secteurs économiques les plus vulnérables au trafic d’argent sale. Par exemple, dans le cas de l’escroquerie à la TVA sur les échanges de quotas de CO2, la cellule a pataugé pendant plusieurs mois pour adresser ses premiers signalements à la justice .

Les agents reçoivent cependant chaque année un nombre croissant de déclarations de soupçon de blanchiment , 20 000 en 2010 , concernant plusieurs milliards d’euros de transactions financières. Les établissements de crédit sont les principaux émetteurs des déclarations de soupçon : plus de 13 000 sur près de 20 000 en 2010. En clair, les mutuelles, les compagnies d’assurance et les conseillers en investissement ne sont pas trop regardant sur leurs activités financières : « peu impliqués », euphémise la Cour des comptes.

Page 205 : « TRACFIN ne dispose pas aujourd’hui des éléments suffisants pour s’assurer que les professions assujetties respectent bien leurs obligations. Les ordres professionnels des professions réglementées ont recours à des pairs pour les contrôles anti-blanchiment. Le respect des obligations déclaratives n’est en pratique pas ou peu vérifié, ce qui affecte la dimension préventive du dispositif. »

Page 205 : « Il reste par ailleurs des secteurs non couverts par des autorités de contrôle tels les marchands de biens précieux et les agents sportifs et qui appellent pourtant une vigilance particulière. L’effectivité des contrôles anti-blanchiment dans les secteurs de l’immobilier, des jeux en ligne, du chiffre et du droit doit également faire l’objet d’une attention renforcée » .

La délinquance en col blanc peut donc dormir tranquillement ! Par exemple, les professionnels de l’immobilier émettent très peu de déclarations de soupçons alors que la répression des fraudes (DGCCRF) a mis en évidence des infractions…

Pourtant, des modifications profondes du champ d’intervention de TRACFIN se sont récemment accompagnées de changements d’organisation importants. Mais s’agit-il d’une nouvelle organisation ou d’une désorganisation ? Car face l’ampleur du phénomène de blanchiment, qui atteint des niveaux records, la Cour des comptes indique que les moyens « doivent être accrus et recentrés, la gestion des enquêtes améliorée » .

En fait, TRACFIN est doté de moyens limités : le budget est qualifié de « modeste » (4,95 millions d’euros, dont 4,64 millions de dépenses de personnel) et « sans réelle autonomie, ni en termes de structures budgétaires, ni dans ses modalités de gestion » .

L’analyse de la Cour des comptes revient à décrire un désastre : l’insuffisance du nombre d’enquêteurs couplée à l’absence de stratégie a conduit en 2010 à ce que 50 % des déclarations de soupçon orientées en enquête passent à la trappe. Les dossiers transmis à la justice, autour de 400 par an, sont jugés trop peu nombreux.

Page 210 : « Pour faire face à des missions en croissance forte, les moyens humains de TRACFIN, malgré l’augmentation des recrutements en cours depuis 2010, sont insuffisants. Le service devrait passer à environ 100 agents, et diversifier les compétences en élargissant ses recrutements au-delà du vivier historique des agents de la douane, au sein des ministères financiers mais également à l’interministériel (intérieur et justice).
La forte croissance des effectifs du département de l’analyse ne doit pas se réaliser au détriment du département des enquêtes qui, avec 30 agents répartis en trois divisions, reste encore trop peu doté ».

Le gouvernement ne semble pas pressé de trouver les recettes pour combler le déficit public : La Cour des comptes relève perfidement que la France a inscrit au rang de ses priorités, la lutte contre les paradis fiscaux, mais, « l’extension à la fraude fiscale de la lutte antiblanchiment nécessite un rapprochement entre les notions de « paradis fiscaux » et de pays défaillants en termes de lutte anti-blanchiment » . Pour les agents de TRACFIN, cela signifie que la lutte anti-blanchiment s’arrête à la porte de ces territoires soupçonnés de tous les trafics. Du pain béni pour la finance !

Page 217 : « Les données remontées par les parquets à TRACFIN permettent de déterminer qu’en 2010, 35 condamnations par l’autorité judiciaire trouvent leur origine dans un signalement du service, soit pour des faits de blanchiment (2 cas seulement) soit sur d’autres bases légales (dont 16 pour des faits de travail dissimulé). Les parquets sont en effet libres de retenir les qualifications qui leur semblent le plus appropriées. Toutefois,(…) le nombre de condamnations pour blanchiment reste faible au regard de l’ampleur du phénomène » .

En pratique, TRACFIN a la possibilité de s’opposer à l’exécution d’une opération suspecte pour une durée de 48 heures prolongeable sur décision du président du tribunal de grande instance. Mais la mesure d’opposition à exécution d’une opération est peu utilisée (moins de 5 fois par an).
Comme dit humblement la Cour des comptes : « Une utilisation plus courante de cette procédure devrait être envisagée, notamment dans le cadre d’infractions à haut potentiel de préjudice financier, du type des carrousels de TVA » .

Comprenez qu’actuellement, ce type de fraude tourne à plein régime et que le gouvernement attend sans doute le déluge pour agir.

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