« The Immigrant » de James Gray ; « Ô heureux jours ! » de Dominique Cabrera

Christophe Kantcheff  • 25 mai 2013
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« The Immigrant » de James Gray ; « Ô heureux jours ! » de Dominique Cabrera

Est-ce parce qu’on touche à la fin ou bien en raison d’un réel manque d’intensité du film : j’avoue un petite déception face à The Immigrant , de James Gray, en lice dans la compétition. On y retrouve cependant une des caractéristiques du réalisateur de Two lovers : l’élégance. Le film raconte l’histoire d’Ewa (Marion Cotillard), qui débarque à Ellis Island au début des années 1920 avec sa sœur, toutes deux en provenance de Pologne où sa mère et son père ont été exécutés sous leurs yeux lorsqu’elles étaient enfants. Un film d’époque, donc, mais la reconstitution n’est jamais pesante ou étouffante. Celle d’Ellis Island, précisément, endroit mythique de New York et des Etats-Unis, dont on a tous vu des photographies, n’est pas montré dans sa « monumentalité ». Une salle d’attente, un couloir, une cellule, rien de solennel : voilà ce qu’on en aperçoit, c’est-à-dire ce qui est utile pour le récit.

Illustration - « The Immigrant » de James Gray ; « Ô heureux jours ! » de Dominique Cabrera

Ewa n’a pas d’argent. Il lui en faudrait beaucoup pour pouvoir faire sortir sa sœur de l’infirmerie d’Ellis Island où on la garde pendant 6 mois parce qu’elle est arrivée avec un début de pneumonie. Ewa est prise en charge par le manager d’une troupe de femmes dans un cabaret, Bruno (Joaquin Phœnix), qui la pousse à se prostituer. Le cousin de celui-ci, la magicien Orlando (Jeremy Renner), remarque la beauté d’Ewa, et cherche une solution pour qu’elle parte avec lui.

Film social – sur la condition des immigrants que la misère tenaille – drame sentimental, portrait de femme à la fois désemparée et tenace, The Immigrant tisse ces liens, ponctué par des scènes à la chorégraphie subtile : quand Orlando donne un spectacle à Ellis Island (avec notamment un numéro où il disparaît) alors qu’Ewa croit voir sa sœur (une apparition) parmi les spectateurs ; ou quand Bruno et Ewa sont pourchassés par la police dans des sous-sols.

Marion Cotillard garde un visage de madone même lorsqu’elle se donne aux hommes, et Joacquin Phœnix est impeccable dans un rôle complexe. Mais il manque à The Immigrant un souffle de lyrisme, une tension dramatique, un étourdissant climax pour que le film atteigne son but et se hisse à la hauteur de la tragédie.

Ô heureux jours !

Dominique Cabrera filme sa vie quotidienne, ses proches, ses parents, sans presque discontinuer. Parfois, elle réalise à partir de ces images un film. Demain et encore demain , en 1995, a fait ainsi figure d’un des premiers « journaux intimes filmés » qui sont apparus avec les petites caméras DV, là où on utilisait auparavant le super 8. Ô heureux jours ! , que Dominique Cabrera présente aujourd’hui à l’Acid, n’est pas précisément une suite du film précédent.

Ô heureux jours ! demande de la patience. Pour qui n’est pas passionné par les petits riens de la vie de famille, l’arrivée de nouveaux nés – pour sa sœur cadette –, les allers-retours en avion d’un frère et de sa parentèle installés aux Etats-Unis, ou les réveillons de Noël, il se peut qu’une légère perplexité gagne dans un premier temps le spectateur. C’est que quelque chose s’installe : la représentation d’un certain bonheur. Les « heureux jours » d’être ensemble. De prendre, par exemple, le soleil du matin sur une terrasse à Marseille où les parents habitent.

Illustration - « The Immigrant » de James Gray ; « Ô heureux jours ! » de Dominique Cabrera

Pourtant, les nuits, souvent, sont blanches. La cinéaste se filme alors devant le miroir de la salle de bain, confessant une peur, une angoisse. On apprend que l’insomnie est plus ou moins héréditaire chez les Cabrera. Mais, peut-être, n’y a-t-il pas que cela.

N’est-ce pas cette énigme qui taraude, celle de la naissance de sa mère ? De parents inconnus, en Algérie. Celle-ci ne souhaite pas y retourner, ou bien, dit-elle en souriant, il faudrait que ce retour se fasse « fortuitement ». Alors ses deux filles, Dominique et sa sœur, mènent l’enquête, pour tenter de dissiper ce mystère. Elles se rendent à Oran, cherchent dans les registres de l’état civil, de la maternité. Les filles rendent compte par téléphone de l’avancée de leur quête, lui posent encore des questions. Enfin, elles découvrent que le bébé a été abandonné sur la voie publique. La sœur cadette s’effondre en larmes. La violence de cette situation la percute. « C’est la pire des manières pour commencer son existence » , dit-elle. Et pourtant, les deux femmes s’accordent pour dire que leur mère a su créer les conditions du bonheur, trouver le chemin qui pouvait y mener.

Le bonheur : le titre ne ment pas. Il est bien au centre du film. Mais aussi ce qui radicalement le menace avec le temps qui passe, le vieillissement qui vient. Dès lors, les moments de joie familiale du début prennent tout leur relief. Ces « heureux jours » ont existé, même s’ils étaient finalement précaires, volatiles : Dominique Cabrera en détient une preuve. C’est pourquoi elle filme sans relâche, en se plaçant parfois un peu de côté, tout en restant partie prenante. Ces images attestent de ce qu’elle a éprouvé. La fragilité de la présence, et le puits sans fond de la perte. O heureux jours ! , film intimiste et universel.

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