Lyon-Turin : vers un investissement d’avenir autour d’un grand projet inutile ?

Le pharaonique projet de liaison ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin est-il un investissement d’avenir pour Jean-Marc Ayrault ? Le Premier ministre partage les analyses de la commission « Mobilité 21 » sur les infrastructures de transport, qui signe la fin des grands projets ferroviaires inutiles. Mais il a engagé le gouvernement dans un projet de loi autorisant la réalisation du Lyon-Turin.

Thierry Brun  • 10 juillet 2013
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Lyon-Turin : vers un investissement d’avenir autour d’un grand projet inutile ?
Photo : MARCO BERTORELLO / AFP

Le gouvernement maintiendra-t-il ou non la réalisation du pharaonique projet de liaison ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin, contre l’avis de plusieurs rapports, et alors que les enquêtes judiciaires se multiplient sur la gestion de Lyon Turin ferroviaire (LTF), l’entreprise franco-italienne maître d’ouvrage du grand projet ? Le ministre délégué aux Transports, Frédéric Cuvillier, a assuré que le gouvernement suivrait les recommandations du rapport de la commission “Mobilité 21” (Lire ici), présidée par le député socialiste Philippe Duron, qui est aussi président de l’Agence de financement des infrastructures de transport en France (AFITF).

Lors de la présentation, le 9 juillet, du programme d’investissements d’avenir (PIA), intitulé « Investir pour la France », Jean-Marc Ayrault a confirmé que le gouvernement a choisi « le scénario le plus ambitieux de la commission Mobilité 21 » et que « les recommandations du rapport Duron doivent désormais être déclinées sur l’ensemble du territoire » . La priorité est donc donnée à l’entretien du réseau existant et à un investissement supplémentaire dans le budget de l’Agence de financement des infrastructures de transport en France (AFITF). 30 milliards d’euros d’investissements doivent également être consacrés aux « grands projets prioritaires » , a déclaré Jean-Marc Ayrault. L’AFITF aura donc « les moyens nécessaires » pour poursuivre le financement des grands projets « déjà lancés » , comme la LGV Tours-Bordeaux, Bretagne-Pays de Loire, etc. Le PIA indique aussi qu’il s’agit de « poursuivre les nouveaux grands projets routiers et ferroviaires » .

Parmi les grands projets prioritaires, seul la réalisation avant 2030 de la ligne à grande vitesse Bordeaux-Toulouse serait retenue, les autres LGV étant renvoyées à l’après-2030. Le PIA reste cependant muet sur ces grands projets à poursuivre, en particulier la future LGV fret et voyageurs Lyon-Turin.

Les lobbyistes donnent de la voix

Le silence du gouvernement autour du gigantesque chantier de LGV Lyon-Turin est troublant. Car, suivre les recommandations du scénario retenu par Jean-Marc Ayrault signifie que le Lyon-Turin, dont l’estimation du coût global est passée de 12 milliards d’euros en 2002 à 26,1 milliards en 2012, selon les données de la direction générale du Trésor, reprisent par la Cour des comptes dans un référé adressé à Jean-Marc Ayrault le 1er août 2012 (Lire ici), n’est pas considéré comme prioritaire par la commission Duron, chargée de hiérarchiser les projets dans le cadre de l’élaboration du schéma national des infrastructures de transport (SNIT).

Membre de la commission « Mobilité 21 » et députée EELV, Eva Sas a indiqué que les écologistes partageaient « trois des principales conclusions essentielles » du rapport Duron, notamment « l’incompatibilité des projets Lyon-Turin et Canal Seine-Nord avec la réalisation d’autres projets compte tenu des disponibilités financières » . On pouvait donc s’attendre à ce que le programme d’investissements d’avenir mentionne la LGV Lyon-Turin comme un grand projet non prioritaire. Jean-Marc Ayrault pouvait aussi confirmer officiellement le renvoi aux calendes grecques de ce grand projet.

Au lieu de cela, les lobbyistes du projet Lyon-Turin ont mis un gros bémol aux préconisations de la commission Duron en laissant entendre que le projet est absent du rapport. « La section transfrontalière de la liaison ferroviaire Lyon Turin, objet d’un traité international entre la France et l’Italie, ne figure pas à la commission Mobilité 21 » , ont affirmé Hubert du Mesnil, président de LTF, et Marco Rettighieri, directeur général, dans un blog du Monde , publié le 25 juin (Lire ici).

Le propos des dirigeants de LTF a été accompagné d’une très coûteuse campagne publicitaire, intitulée : « Nous sommes sur la bonne voie », dans une dizaine de quotidiens français et italiens (Lire l’article de Terra Eco). Le message est clair : « Aujourd’hui, le Lyon-Turin – dont le coût du tunnel transfrontalier est comparable à ceux des autres tunnels alpins de nouvelle génération – est en marche. Deux accords intergouvernementaux ont été signés entre la France et l’Italie et plus de 9 kilomètres de galeries déjà excavées » . En somme, le grand projet n’est pas menacé et la commission Duron ne peut l’invalider. D’où l’absence de décision dans le PIA et le flou entretenu par le gouvernement.

Un rejet net et sans bavure

Pourtant, contrairement aux affirmations des lobbyistes, la commission Duron s’est penchée sur le cas du Lyon-Turin, une préoccupation majeure pour elle. Certes, le rapport prévient qu’il a exclu « le projet de tunnel de base de la liaison ferroviaire Lyon-Turin pour lequel existe un accord intergouvernemental franco-italien » , mais pas la totalité du projet concerné. « Ce n’est pas le “Lyon-Turin” dans son ensemble qui est exclu du périmètre considéré par la Commission, mais seul le tunnel de base » , précise Daniel Ibanez, un des porte-parole de la Coordination des opposants au Lyon-Turin (CLT).


Devant l’entrée du tunnel, le 23 mars 2013, à Chiomonte. - Photo : MARCO BERTORELLO / AFP

Ainsi, la commission a défini son périmètre d’analyse en étudiant les tronçons du Lyon-Turin relevant de la partie française, qui ont fait l’objet d’une enquête publique menée en 2012 (enquête préalable à la déclaration d’utilité publique pour la création d’une nouvelle liaison ferroviaire entre Grenay (Isère) et Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie) dans le cadre du projet Lyon-Turin).

Elle a décidé de l’avenir du Lyon-Turin dans un chapitre intitulé : « Accès français Lyon-Turin », à la page 57 du rapport :

« Le projet des accès français à la liaison Lyon-Turin assure la continuité d’itinéraire avec la section internationale franco italienne du projet prioritaire n° 6 des réseaux transeuropéens de transport. La liaison binationale étant mixte, ses accès français sont constitués de différents éléments :
– une ligne nouvelle fret entre Lyon et le sillon Alpin, utilisée dans un premier temps de manière mixte fret et voyageur (220 km/h),
– une ligne grande vitesse (LGV 300 km/h) entre Lyon Saint-Exupéry et Chambéry,
– une ligne mixte fret et voyageur entre le sillon Alpin et Saint-Jean-de-Maurienne, intégrant la traversée en tunnel du massif de Belledonne,
– un terminal d’autoroute ferroviaire à grand gabarit dans l’est de l’agglomération lyonnaise. »

L’accès français de la liaison ferroviaire Lyon-Turin, au coût estimé à près de 8 milliards d’euros (supérieur à 11 milliards, selon la Cour des comptes), est placé en « seconde priorité », indique la commission, page 57 :

« La commission confirme l’intérêt à terme de la réalisation des accès prévus, en lien avec la réalisation du projet de liaison binationale. Toutefois, compte tenu des incertitudes sur le calendrier du tunnel de base, la commission n’a pas pu s’assurer que les risques de saturation et de conflits d’usage qui justifient la réalisation du projet interviendraient avant les années 2035 à 2040. En conséquence, elle classe le projet d’accès à la liaison binationale en secondes priorités, quel que soit le scénario financier considéré. »

« La Commission, qui n’a reçu que des partisans (sic), n’a donc pas pu s’assurer du risque de saturation de l’existant avant 2035 ! (…) Les accès français au Lyon Turin, partie du projet d’ensemble Lyon-Turin sont donc bien relégués pour plusieurs motifs et notamment pour absence de saturation de l’existant comme le disent les opposants » , commente Daniel Ibanez. Le rapport confirme ainsi ce que d’autres, notamment ceux de la Cour des comptes et de l’Autorité environnementale, ont constaté ces dernières années : le projet de nouvelle liaison ferroviaire Lyon-Turin est inutile.

Lyon-Turin… demain on arrête ?

En août 2012, la Cour des comptes avait indiqué que « les études (…) ne prévoient une saturation de la ligne historique qu’à l’horizon 2035 sur la base d’une capacité maximale de 15 millions de tonnes » . Mais, ### « les prévision d’augmentation de trafic émises depuis vingt ans par Réseau ferré de France ont toujours été contredites par la réalité. Le nombre de camions en 2012 est inférieur à celui de 1990. La chute des échanges entre la France et l’Italie est antérieure à la crise et remonte à 1998 », expliquent les opposants.

Conséquence, l’utilisation de la ligne ferroviaire existante, de Dijon à Modane, n’est que… de 15 %. Or, un milliards d’euros a été investi pour moderniser cette ligne qui « permet de transporter dès aujourd’hui les marchandises qui circulent à bord d’un million de camions » , assurent les opposants qui estiment que vingt ans ont été perdus pour réaliser un projet écologique améliorant les liaisons ferroviaires existantes et permettant le transfert des camions vers le rail.

Le rapport Duron contient aussi un argument massue, page 41 : les grands projets comme notamment le Lyon-Turin ne sont pas finançables « sans évolution des ressources de l’AFITF » : « Consciente de cet état de fait, la commission a fait le choix de disjoindre de ses simulations financières lʼimpact dʼune poursuite du projet de liaison ferroviaire binationale Lyon-Turin : aucune possibilité de financement dʼautres projets par lʼAFITF ne serait plus alors ouverte avant 2028 ou 2030, sauf si de nouveaux moyens étaient dégagés. La même situation prévaudrait avec le canal Seine-Nord Europe. » Traduction : le financement du projet Lyon Turin assécherait à lui seul les ressources financières de l’AFITF jusqu’en 2028, ou 2030…

Aucune déclaration sur le Lyon-Turin, pourquoi ?

Les opposants ne crient cependant pas victoire et s’interrogent sur le silence du gouvernement autour du Lyon-Turin. L’absence de déclaration de Jean-Marc Ayrault sur ce sujet majeur est d’autant plus inquiétante que le Premier ministre, a défendu avec vigueur la LGV Lyon-Turin dans une lettre adressée à la Cour des comptes le 8 octobre 2012 (Lire ici).

Un fait apporte un éclairage saisissant sur l’attitude contradictoire du gouvernement face aux recommandations de la commission Duron. Un projet de loi « autorisant l’approbation de l’accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République italienne pour la réalisation et l’exploitation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin » a été présenté par Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, au nom du Premier ministre.

En attente depuis plusieurs mois, le texte est entre les mains de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale (Lire ici), et de son rapporteur, le socialiste Michel Destot, fervent soutien de la LGV Lyon-Turin. La date de l’examen du projet de loi approuvant l’accord franco-italien du 30 janvier 2012 n’a pas été fixée dans l’agenda de la commission. Mais le gouvernement souhaite que le texte soit adopté avant la fin de l’année.

Le projet de loi contient une subtile manœuvre pour rendre irréversible la réalisation de la nouvelle liaison ferroviaire : « La ratification de cet accord modifierait substantiellement la définition de la partie commune en lui adjoignant la partie précédemment définie comme “partie française” de la section internationale (article 2 de l’accord du 29 janvier 2001) et augmenterait significativement la portée financière de l’engagement de l’État français » , en contradiction avec le rapport la commission « Mobilité 21 », a écrit Daniel Ibanez, dans une lettre adressée à des parlementaires de la commission Duron et de la commission des Affaires étrangères.

Les opposants indiquent que l’engagement de la France dans ce traité porterait sur 87 kilomètres de tunnels au lieu des 57 initialement prévus. Il « annulerait, au moins pour partie, les recommandations de la commission “Mobilité 21” » : « Compte tenu de la position de la commission sur l’exclusion de son périmètre d’analyse des infrastructures faisant l’objet d’un traité international, la ratification de l’accord du 30 janvier 2012, qui doit être examiné par la commission des Affaires étrangères, conduirait à exclure de ce périmètre, cette partie du projet Lyon Turin qui se trouverait intégrée dans la “partie commune franco-italienne” redéfinie » , souligne Daniel Ibanez.

Dans le projet de loi, le gouvernement a levé un obstacle juridique majeur à la réalisation de la LGV Lyon-Turin : il n’est plus fait mention de la saturation de la ligne existante, auparavant considérée comme un préalable indispensable pour lancer les travaux. En effet, dans son article premier, l’accord franco-italien du 29 janvier 2001 indiquait que « les Gouvernements français et italien s’engagent par le présent accord à construire ou à faire construire les ouvrages de la partie commune franco-italienne, nécessaires à la réalisation d’une nouvelle liaison ferroviaire mixte marchandises-voyageurs entre Lyon et Turin et dont la mise en service devrait intervenir à la date de saturation des ouvrages existants » , ce qui n’a jamais été le cas.

Pourquoi donc modifier un traité dans ce sens ?