La main invisible de la politique de la Ville

Au gré des réformes, la politique de la Ville tente de gagner en efficacité, mais elle reste complexe et tributaire des enjeux locaux. Reportage à Dijon.

Erwan Manac'h  • 1 octobre 2013
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La main invisible de la politique de la Ville

C’est une figure discrète, qui sillonne le quartier des Grésilles en complet noir. D’associations en équipements sociaux, culturels ou sportifs, il prend la température et distille quelques conseils techniques. Patrice Marmot, « délégué du préfet », est la voix et les yeux de la « politique de la Ville » dans ce petit quartier populaire du nord-est de Dijon.

« Il a tissé une toile , raconte Radouane El Hamdaoui, 38 ans, coordinateur d’un des deux clubs de foot du quartier. Il devient un référent, on peut l’appeler en cas de besoin. »

« Générateur de réunions »

Les 350 délégués du préfet, présents dans les quartiers « sensibles » depuis 2008, incarnent une machine politique complexe. La politique de la Ville est censée coordonner l’action de 11 ministères avec les collectivités locales. Elle doit travailler avec les agences de rénovation urbaine (Anru) de la Cohésion sociale (Acsé), la caisse d’allocation familiale, les associations, la police, les bailleurs, les pouvoirs publics, les MJC, etc.

Du sommet à la base, la politique de la Ville est une usine à gaz pour ceux qui ne maîtrisent pas ses rouages. Et Dijon compte parmi les villes qui connaissent un « maillage associatif énorme », raconte Dominique Vercherand, directeur de la MJC qui revendique 1 500 adhérents . « Le gros risque est de superposer les dispositifs, parce qu’il y a beaucoup de choses de faites », explique-t-il.

« C’est générateur de beaucoup de réunions, murmure Patrice Marmot sans perdre son sérieux. Les délégués du préfet ont vocation à avoir les deux pieds dans les quartiers, mais ce n’est pas toujours possible. On est parfois asphyxié », raconte le technicien.

Une action « transversale »

Dans les quartiers « politique de la ville », l’enchevêtrement des dispositifs en tout genre manque parfois d’harmonie. « On a constaté une tendance naturelle [des acteurs de terrain] à se contenter de gérer les dispositifs. Et comme chacun travaille sur son secteur, on oublie parfois les individus » , observe François Bordas, directeur départemental de la cohésion sociale, qui nous reçoit dans ses locaux spacieux, au centre de Dijon.

« On remarque même qu’au sein des collectivités il y a très peu de porosité entre les différents services », ajoute Frédéric Ménard, à la direction de la Coursive Botaric, association très active sur le quartier des Grésilles.

L’État et ses « délégués » doivent donc incarner la vision transversale qui rend ce maillage plus pertinent… À défaut d’avoir les moyens d’un « plan marshal ». Car les crédits de la politique de la Ville représentent 0,2 % du budget de l’État [^2] et sont en chute de 46% entre 2008 et 2012.

Mustapha Ahmimiche, secrétaire du Grez club (à gauche) et Radouane El Hmadaoui, coordinateur (à droite). - E.M.

Comme beaucoup d’associations de quartier, le Grez club ne touche pas un sou de la politique de la Ville. Radouane El Hamdaoui travaille pourtant régulièrement avec le délégué du préfet. Au début de l’été, des tensions étaient apparues autour du terrain de foot. Des habitants du quartier, habitués à jouer chaque dimanche matin sur le terrain synthétique, n’appréciaient pas que le terrain soit réservé par un club extérieur au quartier :

« La mairie voulait envoyer la police municipale chaque dimanche parce que certains habitants avaient chassé une équipe du terrain. La situation était bloquée, raconte Radouane El Hamdaoui *. Ca allait tourner à l’* “intifada“ ! J’ai appelé le délégué du préfet et en 4 heures il nous avait trouvé une solution. Il savait à qui s’adresser. »

Participation des habitants

« Lorsqu’il fait bien son travail, le délégué du préfet a beaucoup de pouvoir sur un quartier. Il peut dire quels sont les acteurs fiables avec qui travailler et il est en relation directe avec le préfet », raconte François Bordas.

Le risque de télescopage est parfois important avec les collectivités, qui gardent théoriquement la main sur le terrain mais doivent désormais composer avec cette nouvelle figure faisant autorité sur le quartier. À cela s’ajoute la frustration de ceux qui ne sont pas inclus dans les dispositifs de la politique de la Ville. Beaucoup d’associations d’habitants réclament ainsi, de vive voix, d’être mieux impliquées dans les processus de décision. C’est le message du rapport, offensif, rendu le 29 juillet par le militant Mohamed Mechemache et la sociologue Marie-Hélène Bacqué.

Lire > Peut-on rompre avec la technocratie dans les quartiers?  

Une partie de son contenu devrait être intégrée à la prochaine réforme de la politique de la Ville, indiquait le 19 septembre le ministre de la Ville. Il prévoit notamment l’installation de « Conseils de citoyens » comme parties prenantes de la politique de la ville et de la rénovation urbaine.

« Rénovation sociale »

Le gouvernement veut aussi s’attaquer à un grief presque inhérent à la politique de la Ville : l’inefficacité. Un projet de réforme doit être examiné en procédure d’urgence au premier trimestre 2014. Jusqu’alors gérés à l’échelle des communes, les « contrats de ville » qui engagent l’État et les collectivités pour 6 ans (devenus « Contrat urbain de cohésion sociale » en 2007) seront gérés à l’échelon intercommunal.

Les fonds de la politique de la Ville, 504 millions d’euros en 2013, doivent aussi être resserrés sur 1 300 quartiers, contre 2 500 aujourd’hui concernés.

Pour le quartier des Grésilles, qui termine une mue engagée en 2005, l’enjeu de ces prochaines années sera de tendre vers la « sortie du dispositif ». « La rénovation est une belle réussite, ce quartier n’a plus une apparence de quartier sensible », se félicite François Borras. C’est un préalable indispensable, mais les inégalités restent criantes. La rénovation sociale n’est pas encore là. »

Face à ce constat implacable, la politique de la ville reste tributaire des volontés politiques locales. « Les fonds de l’Acsé sont des crédits d’impulsion qui lancent des initiatives. C’est aux communes et aux politiques de droit commun de suivre », rappelle Patrice Marmot.

Construire des piscines olympiques

Au dernier étage d’une imposante barre d’immeuble des Grésilles en attente de rénovation, une dizaine d’appartements abritent une pépinière d’entreprises créatives. La « Coursive Boutaric », que rien ne laisse deviner de l’extérieur, héberge aujourd’hui 8 structures.

« Beaucoup d’acteurs font des actions en politique de la Ville parce qu’il y a un peu de fric à prendre. Ils viennent livrer de l’extraordinaire dans les quartiers, alors que leurs habitants sont dans le quotidien , raconte Frédéric Ménard, vice-président de la Coursive Boutaric. Nous nous sommes nous-mêmes aperçus, après des années d’action dans les quartiers, que nous étions des opérateurs culturels non identifiés, on a donc voulu s’installer au cœur du quartier. »

Frédéric Ménard, à la fenêtre de la Coursive Boutaric - E.M.

Leur projet, rendu possible en 2007 par l’engagement du directeur du bailleur HLM, cofondateur de la coursive, a débouché sur plusieurs projets avec les habitants, pour « réenchanter» l’esplanade Boutaric au pied de l’immeuble, accompagner des destructions liées à la rénovation urbaine et faire vivre le lien social sur le quartier. Pour vivre, la coursive Boutaric bénéficie du soutien de plusieurs fondations comme des collectivités. Elle est bien lotie, malgré la faible visibilité de certaines de ses actions.

« Les collectivités ont tendance à investir dans des projets visibles, raconte Frédéric Ménard. Elles aiment faire des piscines olympiques plus que d’accompagner des projets discrets, qui entretiennent le lien social. »

C’est tout l’enjeu de l’élaboration, quartier par quartier, des «contrats de villes». Un débat politique, qui ne manquera pas d’agiter les municipales, d’autant que la carte des nouveaux quartiers prioritaires doit être dévoilée avec les premières discussions sur la réforme de la politique de la Ville, au mois de janvier 2014.

L'«esplanade Botaric», aménagée par les habitants des Grésilles. - E.M.

[^2]: 504 millions d’euros rapportés aux dépenses du budget général, de 291,2 milliards d’euros en 2013

Temps de lecture : 8 minutes
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