Cannabis médical made en France : l’ivresse mais pas le plaisir

En France l’usage médical des cannabinoides est légal depuis fin 2013, sous conditions, de préférence en comprimés et en spray, mais la « fumette »
reste tabou.

Christine Tréguier  • 18 juin 2014
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Si vous allez dans le Co-lo-rado, aurait chanté Scott McKenzie, vous y verrez peut-être quelques champs de marijuana onduler au gré du vent, ou plus probablement des serres. Le Colorado fait en effet partie, depuis novembre 2012, des 20 États américains qui ont légalisé l’usage médical du cannabis – après la Californie (1996), l’Oregon, l’Alaska et Washington (1998), le Maine (1999), le Maryland (2003), le Montana et le Vermont (2004), Rhode Island (2006) puis le Michigan (2008), ainsi que le Connecticut, le Delaware, Hawaï, le Massachussetts, le Nevada, New Jersey, le Nouveau Mexique et la Virginie. Une loi en autorise la culture, et c’est le premier État à expérimenter la vente directe pour usage récréatif. La plante se cultive le plus souvent sous serre ou en indoor , dans des hangars high-tech équipés de lampes ad hoc , de brumisateurs, de régulateurs de lumière et… de quantités de caméras. La culture pour usage médicalisé est légale mais reste sous contrôle étroit de l’administration. Quant à la vente directe, dans des boutiques ayant pignon sur rue (parfois tenues par des Russes, allez donc comprendre pourquoi…) et offrant au visiteur les consommables et tous les accessoires – du bonnet rasta aux shiloms sculptés, en passant par les pipes, boîtes ouvragées, bouquin type « la marie-jeanne pour les nuls », lampes, engrais et vaporisateurs dernier cri façon cigarette électronique –, elle est surtaxée et sous très haute surveillance.

Le business marche du feu de dieu. «  On n’arrive pas à fournir la demande » , explique Richard, qui après avoir été vendeur chez un fournisseur de cannabis médical, s’est lancé dans la production il y a deux ans. Douze plants par semaine sortent de l’« usine », sous forme de têtes odorantes grosses comme la main, parfaitement séchées et prêtes à consommer à condition d’avoir en poche la « licence » prescrite par un médecin. Et apparemment nombre de médecins considèrent que ce psychotrope a des effets bénéfiques sur les malades car ils ne rechignent pas à la donner. «  On produit 9 kg en moyenne par mois [vendus 25 euros les 3,5 g, NDLR] *, mais les clients sont de plus en plus nombreux car notre produit est réputé pour sa qualité* , précise Richard, et nous pensons à tripler notre surface de culture.  » Dans la boutique, discrètement logée au fond d’un petit parking, quatre variétés d’herbe, du pollen, des flacons d’huile pour cigarette électronique, des vaporisateurs et des dérivés mangeables (bonbons, huile alimentaire, etc.). En ville, on trouve aussi la revue Culture, Medical Cannabis Lifestyle and News , publication mensuelle assez luxueuse, bourrée de publicités pour grossistes ou revendeurs. Improbable pour nous, Français, mais ici, la distribution de cannabinoïdes est un commerce (presque) comme les autres, même s’il reste en contradiction avec la loi fédérale qui continue à interdire usage, culture et vente. Mais pour combien de temps ? Le Colorado, qui, paradoxalement, ne manque pas de sites militaires et de QG évangélistes, est un banc d’essai grandeur nature, observé à la loupe par les politiques, les aspirants-industriels-de-la-ganja, les consommateurs et… les petites mafias en tout genre.C’est ce business du troisième type que raconte Jonah Raskin dans son livre Marijuana Land , sorti en 2011, traduit et publié par Les fondeurs de briques en 2013. Ce journaliste radical, ado dans les années 1970, au père avocat, fumeur et artisan cultivateur à la fin de sa vie, a toujours connu la marijuana. Son enquête façon gonzo journaliste, commencée dans les années 1980, plonge au cœur des champs d’herbe californiens, ce « Triangle d’émeraude » dont l’or vert est très convoité. Il narre avec humour la saga de cette dé-prohibition toute relative, les prévarications politiques et financières et les guerres intestines qu’elle génère. Il entraîne le lecteur dans une plongée derrière ce qu’il nomme le « Rideau vert », où les hippies ont depuis longtemps cédé la place à des entrepreneurs, des avocats et des politiciens avides. La réalité qu’il décrit est celle d’un « marché » en pleine croissance, une future bulle spéculative, verte comme l’herbe et les valises de dollars espérées, et bien moins noble et respectable que cette plante magique aux vertus ancestralement reconnues.

D’autres États – Pays-Bas en tête, Canada, Australie, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande, Espagne, Suisse, Allemagne, entre autres – ont eux aussi adopté la même politique de tolérance vis-à-vis des usages médicaux, voire récréatifs du cannabis, et la liste des pathologies ou troubles donnant droit à autorisation s’est allongée : anorexie et cachexie, spasmes, troubles du mouvement, douleurs, glaucome, épilepsie, asthme, cancers et sida, dépendance et état de manque, symptômes psychiatriques, dépressions, maladies auto-immunes, inflammations[cite_ref-10<-]
, etc.

Quid de la France, connue pour sa crispation sur le sujet, où « experts » et politiques continuent à affirmer que, c’est scientifiquement prouvé, qui fume un joint finira au crack ou à la seringue ? La France qui a bloqué tout net lorsque l’Allemagne, l’Angleterre, le Portugal ou l’Espagne s’y sont mis. Chez nous, on ne dépénalise pas, et on légalise encore moins. En 2013, cependant, a eu lieu une micro-révolution, implémentation du règlement (CE) n° 726/2004 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 oblige. En toute discrétion, un décret a modifié l’article R. 5132-86 du code de la santé publique afin que le directeur général de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANS) puisse donner des autorisations de mise sur le marché(AMM) pour des spécialités pharmaceutiques à base de cannabis. Surprise ! Le texte dit explicitement : «   Ne sont pas interdites les opérations de fabrication, de transport, d’importation, d’exportation, de détention, d’offre, de cession, d’acquisition ou d’emploi, lorsqu’elles portent sur des spécialités pharmaceutiques contenant l’une des substances mentionnées aux 1° et 2°. » Autrement dit, la plante cannabis, sa résine, les produits qui en contiennent ou sont obtenus à partir de cette plante, y compris le delta 9-tétrahydrocannabinol (THC), celui qui est psychotrope. Les médias ont évoqué une première AMM pour le spray Sativex. À bien lire le code de la Santé ainsi révisé, il peut pourtant y avoir des autorisations implicites pour l’usage médical professionnel de ces substances. Elles indiquent les substances, plantes ou parties de plantes acquises et employées, et sont accordées aux personnes physiques travaillant comme pharmaciens inscrits à l’Ordre des pharmaciens, gérants de pharmacies mutualistes, au service de santé des armées ou dans les centres de prévention en addictologie, ainsi qu’aux médecins de ces centres et aux vétérinaires. Mais, en gros, chez nous, c’est oui aux comprimés et aux sprays, mais non à la fumette et à l’autoproduction, même par des malades, qui reste, on s’en doute, interdite et pénalisée.

De là à dire que le tabou est levé et que nos gouvernements rétrogrades, qu’ils soient de droite ou de gauche, vont prochainement légaliser la consommation et la culture artisanale, il y a un pas que je ne franchirai pas. Nous serons les derniers, sauf arrivée assez improbable d’un homme ou d’une femme d’État « couilluE » si j’ose dire. Mais la boîte de Pandore est très légèrement entrouverte. Il n’y a plus qu’à attendre patiemment que des études objectives et les bénéfices financiers alléchants fassent leurs effets. En attendant, certains continueront à célébrer à leurs risques et périls l’« appel du 18 joint » !

{{Sur le Web }}<br>

– Marijuana Land, Les Fondeurs de brique, 2013.<br>
http://fondeursdebriques.perso.neuf.fr/catalogue.html<br>

– L’article du code de la santé public actuel[http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=77EDC967A0C216A01E3D832FB6E3AEAD.tpdjo04v_3?cidTexte=LEGITEXT000006072665&idArticle=LEGIARTI000027516352&dateTexte=20140616&categorieLien=id#LEGIARTI000027516352->http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=77EDC967A0C216A01E3D832FB6E3AEAD.tpdjo04v_3?cidTexte=LEGITEXT000006072665&idArticle=LEGIARTI000027516352&dateTexte=20140616&categorieLien=id#LEGIARTI000027516352]<br>

– La page Wikipedia sur le cannabis médical[http://fr.wikipedia.org/wiki/Cannabis_m%C3%A9dical#R.C3.A9apparition_de_l.27usage_m.C3.A9dical->http://fr.wikipedia.org/wiki/Cannabis_mÈdical#R.C3.A9apparition_de_l.27usage_m.C3.A9dical]<br>

– Un article du Monde[http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/09/09/cannabis-la-fin-d-un-interdit_3473572_1650684.html->http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/09/09/cannabis-la-fin-d-un-interdit_3473572_1650684.html]<br>

– Le site de l’Association Internationale pour le Cannabis Médical[http://www.cannabis-med.org/index.php?tpl=page&id=43&lng=fr->http://www.cannabis-med.org/index.php?tpl=page&id=43&lng=fr]<br>

– Appel du 18 Joint[http://www.circ-asso.net/->http://www.circ-asso.net/]

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