Le grand retour du blasphème

Christine Tréguier  • 25 juin 2015
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Illustration - Le grand retour du blasphème

Qu’est-ce que le blasphème, notion au nom de laquelle certains censurent et condamnent des oeuvres, des images ou des évolutions sociétales, voire assassinent sauvagement. C’est autour de cette interrogation que tourne « Ceci n’est pas un blasphème », ouvrage d’entretiens publié par les éditions Inculte dans la collection Dernière marge. Ariel Kyrou essayiste spécialiste de la société numérique et Mounir Fatmi artiste d’origine marocaine y dialoguent librement, auscultant le blasphème sous toutes ses coutures, de ses dimensions historiques à sa réalité contemporaine.

L’idée de ce livre est née en 2012, lorsque deux oeuvres de Mounir Fatmi ont déclenché les foudres des islamistes radicaux. La première, l’installation Technologia, mêlant Rotoreliefs de Duchamp, symboles mathématiques et calligraphies issues de hadiths du Coran, était présentée sous forme de projections au sol sur un pont de Toulouse. Un panneau placé à l’entrée du pont avertissait le public qu’il ne devait pas marcher sur l’oeuvre. Mais un soir, une promeneuse est passée sous les projecteurs, s’attirant l’ire des musulmans présents, convaincus qu’elle commettait l’outrage de marcher sur le Coran. La jeune femme a été giflée, a porté plainte et l’affaire a pris de l’ampleur. Le tout se produisant quelques mois après l’affaire Mohamed Merah dans la même ville et au moment ou la bande annonce du pseudo-film L’innocence des musulmans (censé retracé la vie de Mahomet) fait scandale sur le net, l’artiste a préféré retirer son oeuvre. La seconde, « Sleep al naim » qui devait être présentée dans l’exposition inaugurale de l’Institut du monde arabe, est une vidéo de six heures montrant un homme qui dort. Cette oeuvre est une référence explicite à Sleep, la vidéo de Warhol, mais l’homme qui repose n’est pas n’importe quel homme. C’est Salman Rushdie (menacé de mort depuis la publication de Versets sataniques en1988) ou plutôt son sosie en 3D, dont Mounir Fatmi souligne à la fois la vulnérabilité mais aussi la libre évasion dans le rêve et le sommeil du juste. L’inauguration se tenant peu après l’affaire de Toulouse, l’Institut du monde arabe a finalement décidé de la retirer de l’exposition.

Dans un premier chapitre Ariel Kyrou et Mounir Fatmi évoquent les récents évènements, les attentats du 7 janvier, la place de l’image dans nos sociétés modernes, les positions des diverses branches de l’islam vis à vis de la représentation du prophète. Ils vont chercher dans l’histoire de l’art quelques exemples d’oeuvres jugées blasphématoires comme le « Adam et Eve chassés du paradis » réalisé par un jeune artiste florentin Masaccio du XVème siècle. Peints selon les règles de la perspective, les deux personnages se trouvaient plus grands que l’ange en arrière plan, transgressant ainsi les codes de l’époque qui voulaient que tous les représentants divins soient supérieurs en taille aux simples humains. Deux siècles plus tard c’est leur nudité qui choqua et Adam se vit paré dune feuille de vigne. Autres exemples, le tableau disparu du Saint Sébastien au corps bien trop athlétique et sensuel de Fra Bartolomeo, ou une fresque de la Chapelle sixtine commandée à Michel Ange, dont les protagonistes nus là furent réhabillés après sa mort, le peintre ayant refusé de se plier aux exigences du pape. Ils égrènent également des exemples plus récents de censure d’images témoignant d’un retour en force inquiétant des intégrismes religieux et d’une morale archaique condamnant toute transgression de codes définis comme « sacrés » : la couverture du livre INRI de Bettina Rheims et Serge Bramly représentant une femme androgyne crucifiée qui a été interdite d’affichage, les scandales soulevés par les campagnes du publiciste Oliviero Toscani, le saccage de la photographie d’Andres Serrano d’un crucifix immergé dans du sang et de l’urine baptisé Immersion (Piss Christ) etc.

Pour les deux auteurs, l’accusation de blasphème ne se limite pas aujourd’hui à la représentation contestée d’icônes ou d’attributs religieux. Le fanatisme et l’intolérance se manifestent aussi face à certaines évolutions de la société. Ils en prennent pour exemple la mobilisation récente contre la loi autorisant le mariage pour tous. Pour les protagonistes de la Manif pour tous, ce texte ne consacrait pas une évolution naturelle des moeurs mais portait atteinte aux fondements de la bonne morale et des règles religieuses. Il portait en lui le germe d’un autre blasphème absolu, la remise en cause de la famille traditionnelle papa-maman-enfants. D’où leur crispation contre toute tolérance, même à titre exceptionnel, vis à vis d’innovations scientifiques comme la procréation médicalement assistée (PMA) et la gestation pour autrui (GPA).
Le livre s’attaque également à un autre culte moderne, celui de l’hypercapitalisme, des marques et de la mode qui imposent leurs logos et leurs rituels. Là encore les artistes ou les résistants comme les anti-pubs font figure de blasphémateurs voire de délinquants accusés d’atteindre à l’intégrité des marques. Mais au contraire de l’hérésie, concluent finalement les deux auteurs, le blasphème n’existe pas puisque c’est l’autre qui reçoit nos images et nos messages qui le crée.

{{Sur le web}} [Le site des Editions Inculte->http://www.inculte.fr/]
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