« Aquarius », de Kleber Mendonça Filho

A Recife, au Brésil, une femme éclatante résiste à la laideur du monde.

Christophe Kantcheff  • 18 mai 2016
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« Aquarius », de Kleber Mendonça Filho
© DR

Le festival se poursuit avec une compétition dont la qualité n’a pas été de ce niveau depuis longtemps. Peu de tout-venants, de films manquant de singularité, ou d’irrémédiables ratages. Rares sont ceux dont on se demande ce qu’ils font dans la sélection considérée comme la plus prestigieuse, une interrogation trop souvent venue à l’esprit, non sans irritation, lors d’éditions précédentes.

Du coup, j’ai l’embarras du choix pour cette chronique, car les trois films de la compétition vus ces dernières 24 heures mériteraient que je m’y attarde. Il s’agit de Aquarius, du Brésilien Kleber Mendonça Filho, Ma’ Rosa, du Philippin Brillante Mendoza, et La Fille inconnue, des Belges Jean-Pierre et Luc Dardenne. Je choisis ici Aquarius, car c’est la première apparition de Kleber Mendonça Filho dans la compétition – mais c’est injuste pour les deux autres.

Assistant à la projection officielle d’Aquarius, à laquelle les journalistes pouvaient aussi se joindre, j’ai été agréablement impressionné par la façon dont l’équipe du film a profité de l’extraordinaire caisse de résonance que constitue le festival de Cannes pour contester le nouveau pouvoir en place au Brésil, qui a manœuvré pour faire tomber Dilma Rousseff. Dans leurs costumes noirs avec nœuds papillons ou leurs robes d’apparat, acteurs, collaborateurs, et le cinéaste lui-même ont brandi des pancartes affirmant « We will resist » ou dénonçant l’illégitimité du gouvernement. Il faut dire que le nouveau président par intérim, Michel Temer, lui-même soupçonné de corruption, n’a pas perdu de temps pour décider de supprimer le ministère de la Culture. Excellente idée…

Voilà qui donnait, en préambule de la projection, une incontestable note politique, qui se retrouve dans le film. Aquarius raconte en effet l’histoire d’une femme très distinguée d’une soixantaine d’année, Clara (Sonia Braga, l’héroïne du Baiser de la femme araignée, d’Hector Babenco, en 1985), qui continue d’habiter l’immeuble où elle vit depuis toujours, alors que tous ses autres voisins l’ont déserté. Cet immeuble à l’architecture particulière, l’Aquarius, situé dans un quartier huppé de Recife le long de l’océan, est la cible de promoteurs immobiliers dont les projets aux juteuses perspectives sont entravés par la résistance de Clara. Celle-ci doit faire face à un harcèlement sournois, notamment organisé par un jeune loup de la société immobilière dont le sourire doucereux dissimule mal le mépris et les méthodes perverses. Au cours d’une scène cathartique, Clara, qui, elle, est issue de la bourgeoisie mais traverse sans peine toutes les classes sociales, assénera ses quatre vérités à ce nouveau profiteur typique du « manque d’éducation » qui, selon elle, caractérise l’élite…

Si cet aspect du film n’est pas négligeable, là n’est pas tout à fait son centre. Car la contestation du lieu de vie de Clara va aussi susciter chez elle comme un retour sur son existence, sur ses souvenirs, sur la femme et la mère qu’elle a été et qu’elle est aujourd’hui.

Mais encore avant cela, parce que ce personnage est entièrement investi par Sonia Braga, Aquarius est un formidable hymne à la comédienne. Elle est de tous les plans, et éblouit chacun d’eux par la grâce de son jeu et sa beauté. Quand le cinéma semble dévolu à ne promouvoir que les charmes de la jeunesse, Aquarius, à la faveur du regard que porte sur elle Kleber Mendoça Filho, chante la splendeur d’une comédienne qui a passé la soixantaine – la même qu’avait Ingrid Bergman à cet âge – et cela aussi est un acte politique. La sensualité de Sonia Braga, et par là celle de son personnage, la rend désirable à l’écran comme certaines de ses consœurs de 40 ans ses cadettes. Pourtant Clara a subi 30 ans plus tôt un cancer du sein, avec ablation intégrale, que le film ne cache pas. Cette atteinte à son corps ne lui enlève rien de sa féminité. La scène de sexe qui unit Clara à un bel amant tarifé est une des plus voluptueuses que l’on ait vues à Cannes, avec, dans un tout autre genre, la sodomie mortuaire chez Guiraudie.

Du personnage de Clara, le cinéaste montre aussi qu’elle est restée fidèle à elle-même, à sa fierté, à sa droiture, à son amour pour son mari mort 17 ans plus tôt. L’amitié qu’elle porte à Ladjane (Zoraide Coleto), la femme qui vient faire le ménage et la cuisine chez elle, n’est pas feinte, elle est aussi réciproque. Bien qu’intransigeante, Clara est curieuse des autres, bienveillante envers ses enfants et ses petits-enfants. Il y a autour d’elle comme un cercle ouvert de gens d’âge différents et de toutes conditions, généreux et de bonne volonté. Elle est comme un point de convergence, indépendante et sûre, une reine démocratique, elle qui a une inclination pour le groupe Queen. « We will resist », disait les pancartes de l’équipe du film juste avant la projection. Contre la vulgarité du capitalisme ou contre les malheurs de la vie, Clara est une formidable figure de résistante.

Temps de lecture : 5 minutes
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