« L’Assemblée », de Mariana Otero

En accompagnant le mouvement de Nuit debout, la documentariste a réalisé un film passionnant, qui atteste d’une soif de démocratie.

Christophe Kantcheff  • 23 mai 2017
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« L’Assemblée », de Mariana Otero
© Buddy Movies

Dans un communiqué officiel, le Festival de Cannes a fait part « de son effroi, de son indignation et de son immense tristesse suite à l’attentat dont ont été victimes le public et la ville de Manchester hier soir ». Une minute de silence, à 15 heures ce mardi, a été décidée.

Pur hasard : je me suis retrouvé hier soir à parler avec un des responsables de la sécurité qui, ici à Cannes, a été considérablement renforcée, et où l’attentat de Nice en juillet dernier est encore dans toutes les têtes. J’ai mieux compris pourquoi, nous, les journalistes, avons le sentiment d’être plus maltraités que d’habitude par les agents de la sécurité, qui sont en perpétuelle tension.

Par ailleurs, un communiqué de la Ligue des droits de l’homme Paca annonçait hier la mort d’un migrant par électrocution dans un wagon de TER où il se cachait, à la gare de marchandises de Cannes La Bocca, à quelques encablures de la Croisette…

Deux événements de natures très différentes, sinon qu’ils se télescopent, et que ces tragédies, aux causes politiques qui ont parfois des racines communes, atteignent le festival malgré ses fastes et ses superficialités.

Mais le Festival de Cannes ce sont d’abord les films. Et celui dont j’ai choisi de parler aujourd’hui est foncièrement politique.

© Politis

L’Assemblée, de Mariana Otero, présenté par l’Acid (l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), commence à peu près comme 120 Battements par minute, le film de Robin Campillo en lice pour la palme. À Act Up-Paris, un militant explique aux nouveaux venus les codes de la réunion hebdomadaire, comment y intervenir ou manifester son approbation. Déjà, à l’époque, l’association cherchait à rendre la prise de parole fluide et efficace. Et donc créer un espace véritablement démocratique. Vingt-cinq ans plus tard, les différents signes en vigueur à l’assemblée générale de Nuit debout ne sont pas tout à fait semblables, mais l’intention est la même.

Mariana Otero a filmé jour après jour, sur la place de la République, ce mouvement né dans le sillage des manifestations contre la loi travail, en 2016 : Nuit debout. La cinéaste, passionnée par ce à quoi elle assistait, a choisi un angle de vue dans la profusion des initiatives prises, des commissions naissantes : l’assemblée générale. Parce que c’est là que convergent toutes les revendications, les interpellations, les réflexions. C’est aussi le lieu du débat le plus ouvert à l’aléatoire, donc le plus difficile à organiser.

C’est ainsi qu’un film est né dans l’improvisation des événements, contrairement à tous ceux qu’a réalisés Mariana Otero (Histoire d’un secret, Entre nos mains, À ciel ouvert…). Pas seulement des images captées : un documentaire construit, qui entre dans l’intimité d’un collectif, avec un regard porté sur ce qui se cherche – or, Nuit debout a été une expérimentation à ciel ouvert.

Une place noire de monde, donc ; la plupart des présents sont assis, mais beaucoup restent debout tout autour ; de la pluie, une pluie récurrente, pénétrante, toujours inopportune en ce mois d’avril qui a commencé le « 32 mars » ; et des gens qui se saisissent du micro. Quelques têtes connues au début du film – Monique Pinçon-Charlot, Lordon, Ruffin – et, ensuite, surtout des anonymes. Progressivement, le spectateur se familiarise, dans cette foule mouvante, avec les visages de ceux qui sont en charge de l’organisation de l’assemblée. Des trentenaires pour la plupart, qui se posent toutes les questions possibles pour la faire vivre au mieux. Et les questions changent au fur et à mesure que dure le mouvement.

Le micro doit-il être ouvert à tout le monde, au risque que l’assemblée soit sans fin ? Parlons-nous en tant que Nuit debout ? Faut-il alterner les prises de parole entre ceux qui sont engagés dans le mouvement et les individus qui passent ? Deux minutes de temps accordé, n’est-ce pas trop court et contradictoire avec le refus du temps segmenté ? Comment écrire un communiqué à plusieurs ? Ce type d’interrogations reviennent presque en boucle sur cette place de la République, redevenue un temps une vraie place de la chose publique.

L’assemblée de Nuit debout, c’est le mythe de Sisyphe. Un chantier immense, toujours inachevé : la réinvention de la démocratie. Rien de moins. Le film de Mariana Otero le raconte parfaitement : cette soif de démocratie, cet élan pour en reconfigurer les modalités et en élargir les possibles, et la difficulté que cela représente. Sans doute la limite du mouvement résidait là. C’était en même temps sa grandeur. Et sa puissance créatrice, qui a essaimé dans les commissions, et perdure encore aujourd’hui de manière plus ou moins sous-jacente. Il aurait fallu plus de connexions avec d’autres lieux, d’autres luttes, pour que les énergies se renouvellent quand la fatigue s’est fait sentir. Des énergies considérables se sont pourtant déployées, comme le montre L’Assemblée, jusque dans les tâches matérielles, toujours entravées par la police. La cinéaste s’est aussi glissée dans les manifestations contre la loi travail, images souvent impressionnantes de confusion angoissante et de violence due à la répression policière.

Qui dit prise de parole dit écoute. La caméra de Mariana Otero s’est longuement attardée sur les personnes en train d’écouter. Ces plans sur ces visages, ces corps protégés contre l’humidité, opèrent déjà comme de précieuses archives, qui témoigneront d’une certaine jeunesse (accompagnée de beaucoup d’anciens), de ce à quoi elle ressemblait, de ce à quoi elle rêvait. On pense en regardant L’Assemblée à quelques images emblématiques de notre mémoire collective, comme celle de cette ouvrière, dans La Reprise du travail aux usines Wonder, filmée en juin 1968. L’Assemblée est un film qui se dépasse en tant que tel, et qui réinscrit, comme d’autres l’ont fait avant lui, le cinéma dans l’Histoire.

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