« Plaire, aimer et courir vite », de Christophe Honoré [Compétition] – « Samouni Road », de Stefano Savona [Quinzaine des réalisateurs]

Deux films très différents se rejoignent dans l’émotion qu’ils impriment.

Christophe Kantcheff  • 11 mai 2018
Partager :
« Plaire, aimer et courir vite », de Christophe Honoré [Compétition] – « Samouni Road », de Stefano Savona [Quinzaine des réalisateurs]
photo : Jean-Louis Fernandez

Plaire, aimer et courir vite, de Christophe Honoré

La scène se passe dans un parc public, la nuit, à Rennes, au début des années 1990. Le film touche alors bientôt à sa fin. Un garçon de 22 ans, Arthur (Vincent Lacoste), déclare à ses amis de toujours qu’il va les quitter pour s’installer à Paris et rejoindre l’homme qu’il aime. Chacun réagit, disant sa tristesse. L’un d’eux prononce quelques phrases d’une sombre beauté. Arthur, amoureux de littérature, reconnaît un passage de Bernard-Marie Koltès et remercie son ami d’avoir lu le livre qu’il lui avait offert.

Cette scène pourrait donner le la du nouveau film de Christophe Honoré, Plaire, aimer et courir vite. Elle atteste du souci de la langue dont le cinéaste-romancier fait preuve dans tous ses films, particulièrement ici, avec des dialogues écrits au cordeau. La littérature y est aussi très présente, d’autant que l’autre personnage principal, l’homme dont est amoureux Arthur, Jacques (Pierre Deladonchamps), est romancier – Christophe Honoré lui a attribué le patronyme d’un écrivain italien, Pier Vittorio Tondelli, mort du sida en 1991, à 36 ans . Cette scène témoigne aussi de la subtilité avec laquelle les sentiments se déploient à mesure que le film avance, lui donnant une grâce infinie et une force d’émotion durable.

Au début, Jacques Tondelli, à l’orée de la quarantaine, peut paraître superficiel. Il multiplie les conquêtes, stagne dans l’écriture du roman en cours, laisse son père l’entretenir à l’occasion. Il a un fils, Loulou, conçu avec une amie. Et un voisin du dessus, Mathieu (Denis Podalydès), homosexuel lui aussi, qui le réconforte, le conseille, le rassure. Il peste sur les conditions dans lesquelles, en tant qu’écrivain, il est reçu à Rennes où il rencontre… Arthur.

Superbe scène inaugurale de leur relation, comme il y en aura plusieurs autres entre ces deux-là. Dans une salle de cinéma, Arthur et Jacques échangent quelques mots de drague directe et amusée, tandis que la caméra se glisse derrière leur nuque, laissant voir ce qui passe sur l’écran : La Leçon de piano, de Jane Campion. Puis Jacques se retire en intimant à Arthur de rester et d’aimer ce film…

On n’est pas encore à l’heure des mails et du portable. De Paris ou de Rennes, Arthur et Jacques se téléphonent un peu, s’écrivent des lettres, le second vouvoyant le premier. Pour « garder une certaine distance », dit Jacques. Elle n’est pas que kilométrique. Plaire, aimer et courir vite s’inspire de la propre histoire du cinéaste – il a même retrouvé sa chambre d’étudiant à Rennes pour y tourner. Mais le personnage de l’écrivain, qu’il aurait aimé rencontrer, n’a pas existé. Jacques est une figure à la fois fantasmée et une projection de l’écrivain que Christophe Honoré est devenu : le vouvoiement raconte aussi cette dissociation intime.

Bonheur d’une mise en scène audacieuse et vive, servie par un trio de comédiens excellents : le film parvient à garder sa légèreté (l’humour, très présent) et sa densité érotique (les nombreuses scènes de sexe, bellement filmées). Tout en étant gagné par un sentiment plus grave, une noire mélancolie. La faute au sida bien sûr, qui fait des ravages. L’ancien petit ami de Jacques en meurt – le plan imaginaire dans la baignoire de celui-ci est bouleversant. Tandis que la maladie fait son œuvre dans son propre corps.

C’est aussi l’amour d’Arthur, l’amour découvert avec lui, qui met Jacques face aux grands choix de l’existence. Le titre du film, Plaire, aimer et courir vite, a l’élégance d’éviter le pathos et de rester à fleur de peau. Chez Christophe Honoré, le frottement des épidermes est aussi gage d’éternel.

Plaire, aimer et courir vite, Christophe Honoré, 2h12.

Samouni Road, de Stefano Savona

© Politis

Une petite Palestinienne confie qu’elle ne sait plus raconter d’histoire. Comment, en effet, agencer un continuum narratif, avec un minimum de logique, après ce qu’elle a connu ? Or, raconter des histoires est le propre de l’Homme, dit l’un des personnages du nouveau documentaire de Stefano Savona qui, en 2012, avait signé Tahrir, place de la libération.

On apprend au début de Samouni Road qu’Amal, la petite fille, a perdu son père et un de ses frères dans un acte de guerre commis par les Israéliens. Elle-même a reçu des éclats d’obus dans la tête, qui lui laissent des séquelles : elle a les yeux fragiles. Sa mère était la seconde épouse de son père ; celle-ci s’occupe désormais seule des petits, et est proche des grands enfants de la première femme, disparue elle aussi.

Stefano Savona a filmé les survivants d’une famille, les Samouni, qui habite, dans la bande de Gaza, le quartier de Zeitoun. Une campagne à l’écart des villes, a priori tranquille. Où rien de ce qui est arrivé n’aurait dû se passer. Le village avait pour centre un arbre immense, plus que centenaire, un sycomore : il n’en reste plus rien. Sous cet arbre, alors que la guerre avait éclaté (celle de 2009, dite de « plomb durci »), et que les avions passaient bas au-dessus du village, les frères Samouni, dont le père d’Alma, s’étaient réunis pour décider ce qu’ils allaient faire. Stefano Savona utilise le cinéma d’animation pour faire revivre cette scène du passé. Les traits précis et vibrants, en noir et blanc, du dessinateur Simone Massi ravivent à la perfection ces moments où, malgré les circonstances, il y avait encore un peu d’insouciance. Puis tout bascule.

La seconde partie du film raconte le massacre des Samouni, grâce, toujours, à l’animation pour les scènes d’intérieur, ainsi qu’à la reconstitution des images de surveillance israélienne, où, vus de haut, chaque individu est une minuscule silhouette blanche. Les soldats israéliens ont d’abord fait intrusion chez eux en tuant ceux qui leur ouvraient la porte, puis ont bombardé l’abri dans lequel la famille s’était réfugiée sur l’ordre de ces mêmes militaires.

Le film s’abstient de tout discours sur la politique meurtrière israélienne. Ce serait inutile. Outre que ces actes de crime de guerre sur des civils sont odieux, ils paraissent d’autant plus déchirants au spectateur que celui-ci, grâce à la première partie, est en empathie avec les Samouni. Le film revient alors au côté des survivants, tandis que deux jeunes s’interrogent désormais sur le sens de leur mariage à venir, prévu de longue date. Ils sont ravagés par le chagrin. « Pourquoi devons-nous souffrir autant, nous qui sommes nés ici ? », dit l’un des fils.

Certes, tout autour d’eux ne semble que ruines et désolation. Un des frères d’Alma jure à sa mère qu’il ira retrouver son père et son frère. Or, ce qui émane de ce film implacable de Stefano Savona, c’est la puissance de résilience et de résistance de ces Palestiniens. La pulsion de vie est la plus forte. Une petite surface de salades cultivée, deux oliviers sauvegardés, les pièces d’une maison reconstruites, l’eau de la municipalité remise en marche, et, finalement, une cérémonie de mariage… À travers les pleurs, la possibilité d’un avenir s’esquisse.

Samounir Road, Stefano Savona, 2h06.

Temps de lecture : 7 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don