L’unité en question

Au-delà des mille et une façon de porter le gilet jaune, le discours présidentiel du lundi 10 décembre a été marqué en creux par la crainte du délitement. Mais alors quelles sont les propositions pour une union fondamentale ?

Maël Brillant  • 14 décembre 2018
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L’unité en question
photo : N.E. / NURPHOTO / NURPHOTO

L a Nation est un plébiscite de tous les jours » (1), rien ne résonne mieux en ces heures que ces quelques mots prononcés par Renan en Sorbonne à la fin du XIXe siècle. Cette phrase nous laisse à peser la grande fragilité de la maison nationale commune, ne tenant que par l’adhésion quotidienne des citoyens. Un jour, un seul, en l’absence de cet aval majoritaire et l’idée même de nation peut être mise à mal – pas suffisamment pour en abattre les fondations, les institutions et en balayer le système de pensée. Cependant suffisamment pour dévaluer son efficacité symbolique et affecter profondément sa capacité d’union. Au-delà des mille et une façon de porter le gilet jaune, le discours présidentiel du lundi 10 décembre a été marqué en creux par la crainte du délitement. Mais alors quelles sont les propositions pour une union fondamentale ? Revenons sur trois instants du discours.

Unité

Un peuple qui se divise à ce point, qui ne respecte plus ses lois et l’amitié qui doit l’unir est un peuple qui court à sa perte (2)

Oui. Approché dans l’absolu, nous ne pouvons que saluer la sagesse du philosophe. Mais à l’épreuve du contexte, là où Emmanuel Macron est prompt à voir de la division, la plupart des sondages d’opinion lui donnent tort tant le soutien aux gilets jaunes semble massif. Une division cependant : celle d’un peuple et de son élite au pouvoir, et là, nul besoin d’une grande analyse pour s’apercevoir qu’en matière de relation entre le peuple et le gouvernement l’amitié manque effectivement. Cependant, ne sombrons pas dans l’idée angélique d’une unité trouvée en totalité à la grâce de la contestation. Certes la mobilisation aura un impact sur le lien social, mais le mouvement installé depuis le 17 novembre est d’abord protéiforme. Et qu’on le concède plus ou moins facilement et pour différentes raisons, l’unité nationale est aujourd’hui belle et bien en question. De facto, la grande inconnue est en même temps le grand absent : le consensus sur l’imaginaire collectif, cet espace où chacun est en capacité de concéder une partie de son inclination individuelle pour un intérêt supérieur : la vie bonne et partagée. Sur ce point, la copie du président laisse quelque peu à désirer.

Laïcité bousculée

Ne perdons pas de temps à circonscrire une énième définition de la laïcité, souvenons-nous de trois points chers aux inclusivistes : la laïcité est l’articulation de la Liberté et de la neutralité (liberté de conscience à titre de fin, neutralité de l’Etat à titre de moyen). La laïcité n’est pas une exclusivité française, il y a bien un modèle français mais continuellement travaillé par le bas (les pratiques) comme par le haut (les idées). La laïcité à la française est alors plastique, bousculée par nature.

[…] Malaise face aux changements de notre société, à une laïcité bousculée et devant des modes de vie qui créent des barrières, de la distance (3)

Nous pourrions assez légitimement demander quelques précisions sur l’imaginaire du président au moment où il entérine le séparatisme social dû, si on le suit, à des « modes de vie » qui créent de la « distance ». Fait-il référence aux travaux des Pinçon-Charlot sur le séparatisme social de la haute bourgeoisie (4) ? Ou bien aux modes de vies centrevilliste des CSP+ qui ont fini de faire des centres-villes de nouvelles citadelles inaccessibles aux classes plus populaires (5) ? Auxquels cas, difficile de faire le lien avec la laïcité. Cependant, peut-être fait-il comme si la question du séparatisme était arrivée en France avec l’Islam … De nombreux travaux traitent de la question du « retour » du religieux, et de manière plus notable dans les quartiers prioritaires. Il ne reste que la plupart témoignent d’un rapport causal entre les inégalités sociales créant de l’insécurité existentielle et l’adhésion aux messages religieux (pas nécessairement fondamentalistes évidemment). Alors qu’est ce qui est originaire ? Le séparatisme social ou bien le séparatisme religieux ?

Nous connaissons depuis longtemps le défi posé par les quartiers prioritaires à l’Égalité. Nous l’avons déjà noté, la laïcité est un principe articulant les valeurs républicaines. Là où celles-ci sont bafouées, n’existent que l’illusion d’une main de fer agitant vainement un pantin désarticulé.

Nation amnésique

Un ami me faisait remarquer que le discours, qu’il n’avait alors qu’entendu, était ouvertement équivoque sur la question de l’identité et de l’immigration. Malgré la relecture, persiste l’idée que le discours ne sera relu que par une minorité de personnes et que les éléments de langage successifs peuvent être interprétés de manière douteuse.

Je veux aussi que nous mettions d’accord la Nation avec elle même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration. Il nous faut l’affronter. (6)

Emmanuel Macron signale que selon lui, il y a nécessité à mettre d’accord la Nation avec elle-même, c’est-à-dire, lui faire apparaitre pour elle sa nature. L’idée d’une Nation amnésique est évidemment équivoque. A quelle(s) racine(s) allons nous rapporter la Nation française aujourd’hui ? Elle est prête à tout croire puisque finalement, dans son amnésie, elle acceptera ce qu’on lui dira d’elle. Un élément supplémentaire encourage à la prudence : l’idée d’une identité « profonde », le président Macron n’est certes pas le premier à faire un exercice de métaphysique bien français, cependant l’essentialisation de l’identité est partout dangereuse : qu’est-ce que serait en France une identité finie et essentielle, si ce n’est le piège identitaire déjà bien à l’œuvre dans le monde ? La relance du débat sur l’identité nationale au moment où les velléités identitaires trouvent des résonances électorales, ne laisse rien présager de bon. Sur la Nation préférons l’idée que s’en fait Renan :

L’Homme n’est ni esclave de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’Hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une Nation. (7)

Et cette conscience morale, qui doit fonder ce nouveau contrat social, est à établir au présent. L’identité française ne peut être que dynamique, si la Nation a évidemment un pied dans l’Histoire, il y a un enjeu prioritaire à ce qu’elle soit praticable pour chacun à l’avenir. Un élément nous permet de douter que le caractère dynamique soit identifié par le président comme l’identité profonde en question (après tout ça pourrait être le cas), la relation directe établie entre l’identité et l’immigration, comme si l’une avait à craindre de l’autre. Sur ce sujet beaucoup on déjà écrit mais continuons au côté de Renan :

Aucun citoyen français ne sait s’il est burgonde, alain, taïfale, visigoth […] Il n’y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d’une origine franque […] Par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes généalogistes. (8)

Nous pourrions aller plus loin, et montrer que le caractère « travaillo-centré » du discours a quelque chose qui est en même temps violent et en même temps déphasé lorsque le chômage (qui n’est pas un choix, on hésite à le rappeler) est à 10 % (pour ne pas rentrer dans la polémique des chiffres). Le Travail est, dans cette situation, mécaniquement disqualifié dans la liste des valeurs pouvant être commune. En faire, par rapprochement, les conditions de la vie libre appuie de manière déraisonnable sur l’aliénation et la marginalité des « inactifs ». Je conclurai à la première personne, pour une confidence subjective : je ne crois pas que le message d’une France du Travail et du Mérite puisse faire un consensus acceptable. Cette France « où nos enfants vivront mieux que nous » me donne le sentiment de poursuivre et en fond et en forme l’inconditionnel Progrès positiviste dont les conséquences désastreuses s’observent dans la succession des crises politiques, économiques et écologiques. Il me semble que, plus qu’avant lundi, il est nécessaire de travailler par le bas un imaginaire collectif désirable.

(1) L’ensemble du texte original est consultable ici : http://www.bmlisieux.com/archives/nation01.htm

(2) https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/12/10/adresse-du-president-de-la-republique-du-lundi-10-decembre-2018

(3) Ibid

(4) Voyages en grande bourgeoisie, Pinçon-Charlot, PUF, 2012

(5) La France périphérique, Christophe Guilluy, Flammarion, 2014

(6) https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/12/10/adresse-du-president-de-la-republique-du-lundi-10-decembre-2018

(7) http://www.bmlisieux.com/archives/nation01.htm

(8) Ibid

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