« Parasite », de Bong Joon-ho [Compétition]

Le cinéaste coréen met en scène avec férocité l’opposition sociale de deux familles.

Christophe Kantcheff  • 22 mai 2019
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« Parasite », de Bong Joon-ho [Compétition]
© Photo : The Jockers films.

Les films de Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood, et de Bong Joon-ho, Parasite, présentés en compétition, ont été précédés de la même requête faite aux critiques de ne pas divulgâcher (ou « spoiler », en moins bon français) leur intrigue. Le cinéaste coréen pose même une limite précise – elle ne dépasse pas les 20 premières minutes de Parasite – au-delà de laquelle la révélation des événements narratifs risquerait d’entamer le plaisir des futurs spectateurs.

Cette contrainte renvoie à la nature même de l’exercice critique. Comment rendre compte d’une œuvre à des lecteurs qui ne l’ont pas vue ou lue ? Sa description, y compris celle de son intrigue, est inévitable à la fois pour que l’objet ne reste pas abstrait mais aussi pour asseoir un début de réflexion. Pour autant, il s’agit de ne pas céder à la tentation du simple résumé qui guette chacun d’entre nous lorsqu’il est en défaut d’« inspiration ». Quelle place, donc, accorder aux informations liées au scénario ? Si l’art est difficile, la critique n’est pas si aisée…

Prenons Parasite (plutôt que Once Upon a Time… in Hollywood, qui est un bon Tarantino, mais qui ne m’a pas autant impressionné). Après Snowpiercer (2013) et Okja (2017), grosses productions internationales, Bong Joon-ho est revenu tourner dans son pays. Sans changer de sujets de préoccupation. Les méfaits du capitalisme sur l’environnement et sur l’espèce animale laissent place ici plus directement à la question sociale. Deux familles habitent une grande ville, dans des quartiers très contrastés. D’un côté, les Kim, dont le film adopte le point de vue. Ils habitent un misérable appartement en entresol, avec des ouvertures au ras de la rue, là où les poivrots ont l’habitude d’uriner. Les parents et leurs deux enfants déjà grands, tous chômeurs, y vivotent comme ils peuvent. Le père, Ki-taek (Song Kang Ho), s’est retrouvé sans le sou après la mauvaise tournure prise par son petit commerce, tandis que le fils, Ki-woo (Choi Woo Shik), et la fille, Ki-jung (Park So Dam) n’ont pas l’argent nécessaire pour réussir des études. De l’autre côté, les Park résident dans une maison luxueuse, dessinée par un architecte célèbre. Le père (Lee Sun Kyun) est le pdg d’une société high-tech, et la mère (Cho Yeo Jeong) s’occupe de ses deux enfants, suppléée dans toutes les taches matérielles par une gouvernante. Qu’est-ce qui fait qu’une famille soit ici et l’autre là ? Hasard, bonne ou mauvaise fortune ? Leurs places pourraient-elles être interchangeables ?

Quoi qu’il en soit, un pont se crée entre elles par l’intermédiaire d’un ami de Ki-woo, qui le fait entrer chez les Park : il va donner des cours d’anglais à la fille de la maison. Puis Ki-woo, inspirant confiance, introduit à son tour sa sœur comme professeure de dessin, les deux faisant croire aux Park qu’ils sont étrangers l’un à l’autre. Voilà l’assurance de revenus sûrs, mais pas seulement.

Première constatation : l’acceptation des pauvres par les riches requiert un mensonge initial. Ki-woo et sa sœur ont de faux diplômes qu’ils ont brillamment contrefaits. Mais cette ouverture a des limites. M. Park a constamment cette maxime à la bouche : « Je ne supporte pas les gens qui franchissent les lignes ». Des lignes qui concernent aussi les sens, puisqu’il est dérangé par une « mauvaise » odeur émanant d’un des personnages. Celle-ci agira tout au long du film comme l’un des marqueurs sociaux les plus cruels. Au vrai, l’affabilité des Park envers les Kim masque un énorme égoïsme. Second constat : les pauvres échafaudent des plans plus ou moins honnêtes non par haine des riches mais poussés par la nécessité. Et ces plans vont entraîner les Kim très loin, beaucoup plus loin que ce qu’ils avaient initialement imaginé.

Parasite – avec ce titre polysémique dont on ne sait laquelle des deux familles il désigne – ne vaut pourtant pas seulement par sa critique sociale, qui s’enrichit en cours de route de l’opposition entre les Kim et la gouvernante. La propension des dominés à s’entredéchirer, au lieu de s’unir, les maintient dans les bas-fonds, au propre – la cave de la maison des Park – comme au figuré. Fidèle à sa manière, Bong Joon-ho teinte sa vision d’un humour féroce, toujours à la frontière de l’horreur.

C’est là que le film fait merveille – si tant est qu’en l’occurrence, ce mot puisse être utilisé. Le cinéaste part de situations réalistes et pousse à l’exagération avec les moyens que lui offre le cinéma : les ralentis, le dosage de la musique, l’accélération du récit par le montage. De ce point de vue, la façon dont la gouvernante est mise en cause est exemplaire. On part d’une intolérance à un fruit pour aboutir à une tache de sang rédhibitoire sur un mouchoir. Il y a dans Parasite une dimension opératique qui rend le spectacle ample et jubilatoire alors que le propos est profondément tragique et n’offre aux personnages nul autre avenir qu’une perspective chimérique. La violence qui s’y déchaîne ne modifie en rien l’ordre social établi, monolithique comme la pierre reçue en cadeau au début du film par les Kim. Elle apparaîtra tout du long comme un totem, mais porte-malheur.

Temps de lecture : 5 minutes
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