Entre les murs ! 1 : À l’assaut du soin

Dans ce billet, le Dr BB revient sur le traitement médiatique de questions aussi complexes que celle de l’autisme, en dénonçant notamment un lobbying ayant des conséquences très problématiques sur l’intervention des professionnels.

Docteur BB  • 25 novembre 2019
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Entre les murs ! 1 : À l’assaut du soin
Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Parfois, on ressent fortement le besoin de réagir à certains propos proférés en toute impunité, avec la complicité déroutante d’instances médiatiques de référence. Ainsi, j’ai été assez interloqué à l’écoute de la matinale de France Culture du 18 octobre dernier, au cours de laquelle était interviewé l’écrivain et comédien Hugo Horiot, militant pour la dignité des personnes autistes. A cette occasion, l’invité de la matinale revendiquait son statut d’autiste diagnostiqué précocement mais ayant échappé à la « psychiatrisation », alors que les médecins qu’il avait rencontrés à l’âge de 2-3ans lui auraient prévu un aller simple en hôpital psychiatrique. Né Julien Horiot, il a changé de prénom à 6 ans pour « _tuer en lui le dictateur », ce qu’il a rapporté dans un essai autobiographique intitulé « L’empereur, c’est moi ».

Actuellement, Hugo Horiot poursuit sa carrière d’écrivain, en axant sa production littéraire sur la dénonciation des stigmatisations à l’égard de la différence cognitive ou de la pathologisation de la différence (« Autisme : j’accuse ! »). A ce titre, il est régulièrement consulté en tant qu’expert sur la question par les institutions européennes, mais n’a pas souhaité participer à l’élaboration du 4ème plan autisme, en raison de la présence du « lobby psychiatrique » et du « lobby médico-social ». De fait, Hugo Horiot demande explicitement que l’intégralité des fonds alloués à l’institutionnalisation des autistes en France soit réaffectée pour qu’enfin la France puisse exploiter (sic) ces intelligences divergentes.

Effectivement, durant toute l’émission, l’invité de Guillaume Erner a revendiqué la fermeture de toutes les institutions accueillant des personnes autistes, arguant du fait « qu’il n’a a pas de bonne institution », et qu’il faut donc libérer ces enfants retenus captifs entre les murs de structures cherchant à préserver une manne financière. Un seul mot d’ordre donc : l’inclusion et la scolarisation pour tous – l’école n’étant visiblement pas une institution et n’ayant pas non plus de murs…

Lorsque le journaliste questionnait son invité sur sa représentation de l’autisme, celui-ci présenta ‌‌des conceptions à la fois très vagues, et néanmoins assénées comme une vérité intangible. Dans une perspective historique, Hugo Horiot évoquait la découverte de l’autisme par Eugen Bleuler en 1911 – je rappellerais simplement que le psychiatre suisse utilisait alors ce néologisme pour décrire certains regroupements symptomatiques dans le cadre de sa description princeps de la schizophrénie ; il faudra effectivement attendre 1943 pour que Léo Kanner décrive le tableau clinique de l’autisme infantile précoce. Voici les caractéristiques de l’autisme que rapportaient Hugo Horiot : une association d’hyper et d’hyposensibilité et des intérêts restreints avec des pics de compétence très élevés dans certains domaines. En lien avec son propre parcours, Hugo Horiot a beaucoup insisté sur le fait qu’il n’y avait pas de retard de langage, mais une émergence différée de la parole. Toute évocation d’une éventuelle souffrance était aussitôt évacuée, et appréhendée uniquement comme la résultante d’une forme de racisme cognitif et d’un traitement ségrégatif imposé à cette population. Pour ce militant, les notions d’ « autisme sévère » ou d’ « autisme léger »sont tout simplement inexactes et préjudiciables. Parlant de son propre vécu de l’autisme, Hugo Horiot évoquait, en toute modestie, ses capacités hors-normes, en termes de concentration, de capacités à faire des liens, ou de performances mnésiques.

Revenant sur la question de la scolarisation des enfants autistes, Hugo Horiot rapportait les mêmes chiffres que les associations militantes citent depuis plusieurs années, sans que les sources soient précisées, à savoir 20% seulement d’inclusion en France – alors qu’en Suède ce taux s’élèverait à 80%.

A ce propos, Hugo Horiot rappellait que Greta Thunberg aurait évidemment été « psychiatrisée » si elle avait eu la malchance de naitre chez nous…Dans ce gendre d’assertion, on ne sait d’ailleurs jamais ce que signifie exactement ce repoussoir ultime de la « psychiatrisation ». Enfin, vu comme cela est énoncé, on imagine évidemment tous les stéréotypes carcéraux autour de « l’asile », de Shock Corridor à Vol au-dessus d’un nid de coucou en passant par Le cabinet du Dr Caligari ; des psychiatres en blouse blanche avec de grandes seringues et des visages illuminés, enfermant les patients, les abrutissant de traitement, ou leur administrant des chocs électriques, et les rendant finalement plus fous qu’ils n’étaient à l’admission. L’institution totale que décrivait Goffman dans les années 60 fait sans doute pâle figure à côté des fantasmes que véhiculent certains défenseurs de la neurodiversité, comme Steve Silberman : « Aujourd’hui, dans les pays ignorants à l’égard de l’autisme, les personnes autistes sont traitées comme des animaux, enfermées dans des caves ou des greniers, mises sous camisoles de force ou chimiques ». Diable !

Dès lors, on comprend qu’Hugo Horiot puisse comparer, sans frémir, la politique française à l’égard du handicap et de l’autisme aux programmes eugéniques du IIIe Reich….Lors de l’émission, le journaliste Guillaume Erner ne sembla d’ailleurs pas particulièrement choqué face à ce genre d’allégations, qu’il ne chercha pas à remettre en cause…Certes, notre système de santé a mis en place un dépistage anténatal facultatif de la trisomie 21, et l’éventualité d’une interruption thérapeutique de grossesse est proposée aux parents, en cas de diagnostic positif. Cela peut effectivement soulever certains questionnements éthiques. Néanmoins, il n’y a pas là de programme politique d’éradication, même si les structures d’accompagnement sont insuffisantes. De surcroit, la situation de l’autisme est absolument incomparable, compte-tenu non seulement des enjeux génétiques spécifiques que nous aborderons ultérieurement mais aussi des aspects proprement cliniques.

En entendant ce type de propagande, à une heure de grande écoute, sur une radio publique, sans qu’aucun contradicteur sérieux ne puisse opposer certains éléments de réalité, j’étais assez abasourdi.

En tout cas, en s’en tenant strictement au contenu discursif de cet entretien, un certain nombre de réflexions à l’emporte-pièce– et d’affects- ont pu m’envahir. En toute humilité, je souhaiterais pouvoir partager ces ressentis, même s’ils ne sont pas politiquement corrects. Par ailleurs, il m’a semblé important de pouvoir développer certains points effleurés à la hussarde, afin de ramener des faits, au-delà de revendications militantes hors-sol et déconnectées des enjeux de réalité.

Pourquoi Guillaume Erner n’a-t-il pas fait son travail de journaliste, en adhérant de plain-pied à des propos idéologiques ? Pourquoi aucun soignant prenant en charge au quotidien des enfants autistes n’a-t-il été convié sur l’antenne de France Culture, de façon à pouvoir éventuellement faire entendre des points de vue complémentaires, divergents, voire contradictoires ? Car il faut savoir que la deuxième partie de l’émission était consacrée au film « Hors-normes » d’Eric Toledano et Olivier Nakache, constituant d’après Hugo Horiot une « peinture très crue de la dérive institutionnelle dans la prise en charge de l’autisme, à laquelle nous sommes confrontés en France depuis les années 60 ». Ce long métrage montrerait donc que, « même avec des associations qui leur viennent en aide, et donc avec des personnes de bonne volonté qui sont là pour palier une déficience de notre éducation nationale » – contrairement aux soignants qui sont surement mal intentionnés – « on tombe dans une impasse, liée à une forte exclusion sociale de ces profils ».

Je formule une hypothèse : le journaliste des matins de France Culture était pétrifié, car il craignait d’être accusé, d’une façon ou d’une autre, d’intolérance voire d’ « autismophobie » – mais peut-être que, tout simplement, Guillaume Erner pense qu’il existe des similitudes effectives entre la politique nazie d’épuration des handicapés et notre contexte français contemporain…

Voilà le fond de ma pensée : ne pas s’autoriser à contredire un interlocuteur, parce qu’il serait autiste, ou juif, ou homosexuel, ou victime de toute forme d’oppression ou de stigmatisation, consisterait à adopter une posture paternaliste et condescendante, proche d’une forme de racisme en négatif. A partir du moment où l’on reconnait l’entière responsabilité discursive de la personne avec laquelle on interagit, il convient effectivement de s’autoriser à exercer son esprit critique, au nom justement du refus de toute discrimination. Evidemment, les choses seraient un peu différentes avec une personne appréhendée comme partiellement irresponsable, comme un enfant ou un individu présentant une déficience mentale ; dans cette situation, un devoir de réserve s’imposerait de soi.

Mais dans le cas contraire, on doit évidemment pouvoir juger une personne, non seulement par rapport à la rationalité ou à la décence de ses propos, mais aussi en ce qui concerne sa posture personnelle, si par exemple on considère que cette personne fait preuve de mauvaise foi, ou qu’elle se comporte comme un « salaud », au sens sartrien du terme ; à savoir, quelqu’un qui se prend trop au sérieux, qui oublie sa propre contingence, et qui est persuadé de son bon droit et de sa légitimité ; « l’ayant-droit », le « gros plein d’être », qui se rend dupe de ses propres mensonges, mystifications et transigeances.

« Qui ne voit, en effet, ce qu’il y a d’offensant pour autrui et de rassurant pour moi, dans une phrase comme “Bah ! c’est un pédéraste”, qui raye d’un trait une inquiétante liberté et qui vise désormais à constituer tous les actes d’autrui comme des conséquences découlant rigoureusement de son essence ? » (Sartre, L’Être et le néant).

Considérons la même interrogation avec le terme « autiste », ou « handicapé ». Y-a-t-il effectivement une essence de l’autisme, qui justifierait d’aborder toute personne étant diagnostiquée comme tel en tant que représentant d’une catégorie désubjectivante ? Que ce soit d’ailleurs sur le plan du dénigrement ou du rejet, mais aussi de la célébration et de la valorisation en soi…

Toute posture éthique de rencontre, d’accueil, et de tolérance doit au préalable déconstruire les certitudes et les préjugés concernant des catégorisations qui enferment et mutilent ; personnellement, je ne sais pas ce que c’est un Autiste, ou un Handicapé, ou un Schizophrène, etc. Toute pratique clinique se doit d’engager avant tout un travail de compréhension, d’ouverture, d’imprégnation, sans imposer d’emblée telle ou telle préconisation à partir d’un diagnostic. Il s’agit effectivement de co-construire des perspectives ajustées aux besoins spécifiques, plutôt que de prescrire des slogans ou des protocoles niant la personne, sa singularité, son altérité, son histoire, son contexte de vie, sa réalité sociale, familiale…Nous accompagnons des êtres humains, dans toute leur complexité, et non des entités nosographiques. Ce qui suppose, en parallèle, d’évaluer avec beaucoup de rigueur les enjeux cliniques, de prescrire des bilans et des explorations conformes aux avancées scientifiques – et non aux diktats technocratiques…. C’est dans cette dialectique délicate, à l’interface de la rencontre subjective et de la mobilisation de l’expérience clinique ainsi que des données scientifiquement validées, que se situe l’art de notre pratique.

Mr Horiot nous prouve d’ailleurs qu’on peut se revendiquer autiste, tout en n’exprimant aucune plainte fonctionnelle, et en mettant surtout en avant des surcapacités. Et, si l’on veut être tout à fait honnête, en l’écoutant sur France Culture, j’étais surtout exaspéré par une certaine dimension narcissique dans la présentation de sa personne, par ce qui m’apparaissait comme une fausseté du raisonnement, et par des tendances sensitives exacerbées. Il parait évident qu’une personne « autiste » qui ne présenterait aucune trouble dans sa vie sociale et le déploiement de son autonomie n’aura absolument pas besoin d’accompagnement ni de soins. Cependant, il devra se confronter au médecin dans le cadre du diagnostic. Mais alors, pourquoi vouloir diagnostiquer dans ce cas ? Pourquoi revendiquer ce statut plutôt que celui de sujet singulier, avec ses particularités de fonctionnement, ses qualités, ses compétences, ses fragilités et ses défauts ? Quel est le sens de cette recherche de catégorisation nosographique ?

Il ne s’agit pas de nier la neurodiversité, au contraire. Chaque personne est absolument singulière, et cette singularité s’inscrit à l’évidence dans les particularités de son fonctionnement cérébral. Certains sont peut-être plus différents que d’autres, et tant mieux. Mais convient-il subséquemment d’essentialiser cette « différence », et secondairement imposer à tous ceux qui seraient catégorisés de la sorte une façon univoque de vivre son « autisme » ?

Il faut dire que, pour la plupart des autistes militants de la neurodiversité, la reconnaissance de leur statut d’opprimé leur apporte une certaine reconnaissance médiatique, la certitude d’être appréhendé en tant que victime racisée subissant un authentique préjudice social, le bénéfice d’une posture héroïque de justicier à peu de frais, une certaine intouchabilité (qui prendrait le risque d’être taxé d’autistophobe?), voire un véritable fonds de commerce.

Joseph Schovanec, évoquant le triste destin des militants dans l’autisme, rappelle d’ailleurs les dérives de certains, « _fascinés par l’argent, le pouvoir et leur nouveau statut social » et le fait que « désormais les autistes militants se haïssent entre eux avec la constitution de clans qui n’ont d’autre objet que de détruire ou évincer l’autre ». Les autistes seraient-ils donc des êtres humains comme les autres, happés par les mêmes passions tristes, la même volonté de puissance, et les mêmes enjeux narcissiques que les « neurotypiques » ?

On peut penser en tout cas que certains militants de la cause autiste sont mus par une animosité assez débordante, voire par une haine authentique, à l’égard du soin au sens large. En témoignent ces quelques citations extraites du blog tenu par Hugo Horiot sur Mediapart.

« La psychanalyse, c’est comme une partouze. Elle doit se pratiquer entre adultes consentants, sinon ça devient dangereux. Pour l’enfance en général et les enfants autistes en particulier, les théories d’inspiration psychanalytique mènent à des dérives tragiques et fatales : packing, placements abusifs, psychiatrisation, culpabilisation des parents… ».

A nouveau, des accusations qui mobilisent des fantasmes très crus, sans jamais prendre en compte la réalité des pratiques…Toujours les mêmes ritournelles, méprisantes à l’égard tant des soignants que des patients pris en charge.

« Il s’agit également de réaffecter l’orgie de moyens, 3 milliards d’euros annuels alloués aux Hôpitaux de jour (source Ministère de la santé) pour tenir enfermés 10 000 enfants, vers des établissements médicaux sociaux adaptés mais surtout vers l’école de la République ».

Les hospitaliers mobilisés afin d’obtenir des moyens adaptés pour garantir des soins décents apprécieront – ainsi d’ailleurs que les enseignants… Le véritable scandale actuel ne serait donc pas la proportion affligeante d’enfants laissés sans prise en charge, ou mal accompagnés, avec un impact tout à fait préjudiciable pour leur devenir, mais le gâchis induit par les dépenses publiques en faveur des institutions thérapeutiques….Affirmer un autre point de vue ne serait qu’esbroufe, manipulation et mensonge car, pour Hugo Horiot, « ce _type d’affirmation vise à maintenir un mythe, une croyance pour préserver un juteux marché, au mieux de l’assistanat et au pire de l’exclusion, financé par de l’argent public ». Bigre… « Les autistes ne souffrent pas d’autisme. L’autisme souffre de l’ignorance des uns et de l’opportunisme mercantile des autres ». Mais bien sûr ! Il fallait y penser : tous ces enfants sans langage, enfermés dans leurs stéréotypies, pouvant se mettre en danger du fait de l’intensité de leurs comportements auto-agressifs et présentant des crises d’angoisse massives au moindre changement dans leur environnement, ne bénéficient de soins institutionnels que pour enrichir les soignants du service public. Quel aveuglement : « un autiste visible et non verbal sera considéré comme déficient mental alors qu’il s’agira souvent d’une déficience sociale engendrant une apparente déficience mentale ». Pourquoi donc passons-nous à côté de ses potentiels exceptionnels, à exploiter et à valoriser comme un réservoir de compétences hors normes ? Soyons utilitaristes avant d’être humanistes, sinon « notre pays ne sortira jamais du communautarisme, de l’assistanat de masse et du chômage ». Le vieil adage socialiste « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », doit effectivement être battu en brèche selon notre apôtre de la justice social : il faut avant tout exploiter, tirer profit, avec pragmatisme. Et, de surcroit, la fermeture des tous ces établissements ségrégatifs voire maltraitants et l’entrée des autistes sur le marché concurrentiel du travail résoudra les problèmes sociaux de chômage, d’endettement public, d’inégalités sociales, de discrimination, de performance et de compétitivité ! A bon entendeur…

Il ne sera pas inutile de revenir sur certaines de ces allégations à l’occasion d’un prochain billet, pour ramener un peu de réalité au sein de ce déluge d’acrimonie délirante….

Ce qui parait en tout cas particulièrement problématique, c’est le relais médiatique dont bénéficie cet « expert » et l’influence qu’il revendique pouvoir exercer, notamment auprès des instances européennes. Comme le souligne B. Chamak, sociologue et historienne des sciences menant depuis 2002 une recherche sur les transformations des représentations de l’autisme et la dynamique historique des associations de parents et de personnes autistes, « la forte pression exercée par quelques figures dominantes du monde associatif qui sont dotées de capitaux socioculturels et intellectuels spécifiques vise à modifier les pratiques professionnelles ». Par exemple, « Florent Chapel, l’ancien président du collectif autisme qui a obtenu que 2012 soit l’année de la grande cause nationale de l’autisme, a bénéficié de financements publics pour que son agence de communication mène une campagne orientée vers la critique de la psychiatrie et la promotion des méthodes comportementales ».

A travers le ressassement permanent de fables et de mythes simplificateurs, on en arrive finalement à une forme d’instrumentalisation de l’opinion publique, mais aussi à des contraintes exercées au niveau politique par l’intermédiaire de condamnations européennes, visant à marginaliser toujours davantage les professionnels qui adoptent une approche pluraliste. En conséquence, « entre les positions adoptées par des « experts associatifs » qui pèsent sur les décisions politiques et les situations que vivent au quotidien de nombreux parents, un fossé se creuse ».

« La simplification d’un problème par un groupe qui en tire des bénéfices (financiers, de réseau ou de prestige) et qui discrédite les autres groupes qui ne sont pas en accord avec leur orientation, constitue une manipulation caractéristique d’un lobbying ».

Dès lors, « contrairement à l’image idyllique d’une démocratie participative engendrée par l’action des associations, le cas de l’autisme met en évidence un lobbying associatif qui ne tient pas compte de l’ensemble des problèmes rencontrés par les familles et qui cherche à imposer une approche unique ».

Il est ainsi intéressant de constater à quel point ces discours peuvent infuser insidieusement dans les représentations collectives, du fait notamment de leur omniprésence médiatique.

Dans cette optique, revenons donc sur le film « Hors-normes » d’Eric Toledano et Olivier Nakache, auquel la deuxième partie de la matinale de France Culture était consacrée. Ce long métrage présente le travail associatif d’éducateurs accompagnant des personnes autistes insuffisamment prises en charge par ailleurs. Le projet de montrer à l’écran ces situations complexes et douloureuses parait en soi tout à fait louable, même si les écueils sont nombreux (caricature, instrumentalisation idéologique, narration positive évacuant les aspects réellement problématiques, etc.). Stéphane Benhamou, le fondateur de l’association le Silence des Justes, campé à l’écran par Vincent Cassel, s’exprime ainsi concernant son action : « Nous avons comblé les manques, nous nous sommes infiltrés dans les interstices du système pour pallier les carences d’un pouvoir politique qui accorde trop peu de moyens ». D’emblée, nous nous situons donc dans une forme de dénonciation de l’insuffisances actuelle des dispositifs mis en œuvre, ce qui parait indubitablement légitime. Cependant, le « modèle » proposé devrait nous interpeller : en effet, il s’agit manifestement de promouvoir des initiatives individuelles, menées par des personnes qui, indépendamment de leur bonne volonté, n’ont aucune formation. Au-delà des bons sentiments, on sait bien que de telles modalités d’intervention peuvent être très périlleuses, avec notamment un risque non négligeable de négligences, de préjudice en termes de pronostic, voire de maltraitance…Il parait évident que la compétence intrinsèque des intervenants, leur personnalité, leur motivation et leur implication constituent des éléments déterminants dans la qualité d’un accompagnement – et le film souligne d’ailleurs à juste titre l’importance du facteur humain et de l’investissement relationnel. Cependant, c’est une condition qui peut être nécessaire, mais surement pas suffisante ; certaines aptitudes ne s’improvisent pas et nécessitent un apprentissage rigoureux, tant sur le plan pratique que théorique, une supervision par des tiers, etc. De surcroit, le travail thérapeutique suppose toujours une forme d’organisation institutionnelle, des références collectives, des normes éthiques, des abords pluridisciplinaires, des évaluations de pratique… Evidemment, tout cela a un coût, et suppose en arrière-plan une volonté politique. Néanmoins, on ne peut décemment pas porter aux nues ce qui est présenté dans le film, à savoir un bricolage de prises en charge de guingois, basées sur des initiatives uniquement privées, en dehors de toute organisation collective à même de garantir l’accès pérenne à un accompagnement égalitaire et de qualité sur tout le territoire. La revendication latente du film revient également à dire « tout sauf une intervention psychiatrique », sans appréhender la complexité réelle des situations, et les besoins différenciés qui en découlent. Au-delà de l’efficacité consensuelle et lénifiante, des velléités hagiographiques, de la positivité assénée par la mobilisation systématique –voire obscène- du rire, ou encore du dénouement sirupeux, ce long métrage véhicule finalement une véritable trame idéologique : les services de l’Etat sont incompétents, voire malveillants – à l’image des deux émissaires de l’Inspection générale des affaires sociales qui sont les seuls personnages vraiment négatifs du film ; et il faut donc tout miser sur l’entreprenariat, sur les initiatives individuelles, sur des interventions privées, plus charitables, efficaces, sympathiques et rentables. Démantelons donc les services publics pour libérer les forces vives !

De plus, on peut également se questionner, d’un point de vue éthique, sur le traitement cinématographique réservé aux personnes autistes dans ce film. Celles-ci apparaissent effectivement comme des figures d’arrière-plan, sans qu’on puisse réellement appréhender leur vécu, ni le caractère éventuellement tragique de leur quotidien. A aucun moment, les réalisateurs n’épousent réellement leur point de vue, en dehors de quelques plans caricaturaux montrant une perception floue et flottante du monde. Ainsi, le film met surtout en scène l’excitation héroïque du duo d’éducateurs intrépides et iconoclastes (joués par Vincent Cassel et Reda Ketab), réduisant les personnes autistes à des silhouettes spectrales s’agitant spasmodiquement en périphérie. Dès lors, certains ont pu y voir une instrumentalisation du « handicap comme faire-valoir invisible d’acteurs surpuissants, déroulant leurs numéros pétris de discours moraux, de préférence en hurlant. Rien de hors norme à cela : on est bien dans les clous du cinéma de marché » (critique d’Emily Barnett dans les Inrockuptibles).

Certaines associations ont également pu réagir, pointant le regard unidirectionnel et surplombant, sans véritable empathie ni prise en compte des besoins réels. Olivia Cattan, présidente de l’association SOS autisme France, estime par exemple que Hors normes véhicule une « image passéiste de l’autisme » vu comme objet de charité. Le Collectif pour la Liberté d’Expression des autiste a d’ailleurs publié un communiqué de presse pour dénoncer le traitement de la question de l’autisme dans le film : «L’absence de moyens de communication alternatifs, le non-respect du consentement, le toucher viriliste incessant et inadapté aux personnes autistes, les stims (auto-stimulations) négatifs régnant de manière gênante dans les appartements et les lieux de vie, la non-accessibilité organisée dans les lieux culturels comme à la patinoire… constituent autant de points particulièrement douloureux durant le visionnage. (…) Des scènes, pour nous choquantes, ont été accueillies par les rires ou les félicitations dans les salles_ ». Cependant, le CLEA considère que, dans ce long métrage, les personnes autistes «ne sont que les objets et les personnages secondaires ».

J’étais donc un peu atterré à l’écoute de cette émission de France Culture, qui consistait finalement à valider des discours superficiels, caricaturaux et réducteurs, en adhérant de plain-pied avec l’air du temps. Car, au-delà de la dénonciation militante, de la bien pensance et des bons sentiments, il convient sans doute de saisir ce que ce type de discours cherche à ébranler, inlassablement.

Tout d’abord, un des leitmotivs les plus prégnants s’avère être le désaveu des organisations collectives, systématiquement représentées comme archaïques, inefficientes, voire maltraitantes. En lieu et place des services publics et de la solidarité nationale, c’est donc le recours à des prestataires privés qui est finalement prôné, susceptibles de produire leurs propres normes, sans référence commune. La neutralité et la flexibilité du marché face à l’inertie des institutions collectives et des fonctionnaires…

D’autre part, on perçoit une forme de déni de la complexité du réel, face à laquelle des schémas simplistes et idéologiques sont brandis ; exit la conflictualité, les contradictions, l’ambivalence, la paradoxalité, la surdétermination, la singularité, les effets d’échelle, l’imprédictibilité, les systèmes dynamiques, les phénomènes d’émergence, de rétroaction…Exit également l’historicisation, la complémentarité, l’humilité, le devoir de réserve et l’éthique de la rencontre. A quoi bon, à partir du moment où des schémas simplistes peuvent prétendre tout expliquer et devraient alors s’appliquer à toutes les situations.

Tout ce qui a trait au négatif est finalement banni : la douleur et le désespoir, mais aussi la haine, la violence ou la destructivité…On préfère envisager le positif et le fonctionnel. Se mettre des œillères, scotomiser les compulsions de répétition et la récurrence du mal…Ne pas voir et accuser.

En évacuant ainsi la complexité, le négatif, et la singularité, c’est finalement la réalité elle-même qu’on mutile. A force de ne prendre en considération que des points de vue surplombant, déconnectés des contingences matérielles du terrain et de l’expérience, on en arrive à déverser des revendications biaisées, partiales, imprégnées de conflits d’intérêt, en oubliant la réalité des personnes qui en subiront les conséquences concrètes.

Enfin, ce qui est finalement décrié, c’est la dimension même du soin. Car, pour tous ces thuriféraires convaincus et militants, il n’y a qu’un seul mot d’ordre : l’inclusion et le refus de toute intervention soignante. On en arrive même à penser qu’il y aurait quelque chose d’honteux, de discriminant, voire de dégradant à accepter l’éventualité d’une souffrance, et l’idée d’une intervention thérapeutique à l’égard de cet éprouvé douloureux. Dès lors, le soin est dénoncé comme un enfermement, une négation de l’être de la personne. Vouloir soulager, reviendrait donc à faire systématiquement violence, à exercer un pouvoir normatif et aliénant.

Dans cette perspective, Hugo Horiot rappelait par exemple les recommandations récentes de Catalina Devandas-Aguilar, avocate costaricaine, ancienne consultante à la Banque Mondiale, et rapporteuse spéciale de l’ONU sur le handicap. Lors d’une visite en France en 2017, celle-ci demandait au gouvernement « un plan d’action pour assurer la fermeture progressive de tous les établissements » au nom de la désinstitutionalisation et du respect des droits. Car, pour la rapporteuse de l’ONU, « il n’existe pas de bon établissement d’accueil puisqu’ils imposent tous un certain mode d’existence qui limite les possibilités d’avoir une vie agréable sur la base de l’égalité avec les autres ». En conséquence, « il importe de remplacer ces solutions discriminatoires et paternalistes par des mesures gouvernementales de protection sociale qui favorisent la citoyenneté, l’inclusion sociale et la participation communautaire. »

C’est donc à nouveau une « experte » hors sol, sans mandat électif, qui, à partir de représentations globalisantes et univoques, prétend orienter nos politiques de solidarité collective, en exigeant le démantèlement de tous les dispositifs d’accueil et d’accompagnement….

Le récent rapport de l’ONU sur le droit des personnes handicapées concluait ainsi que, « bien que la France alloue des ressources financières et humaines considérables aux services aux personnes handicapées, les mesures qui sont prises actuellement pour répondre à leurs besoins sont extrêmement spécialisées et cloisonnées. En effet, l’accent est mis sur la prise en charge de l’incapacité alors que les efforts devraient converger vers une transformation de la société et du cadre de vie, de sorte que toutes bénéficient de services accessibles et inclusifs et d’un soutien de proximité ».

Ce discours dominant et offensif prône donc la prise en compte de la personne handicapée essentiellement en tant que sujet de droit en lien avec son environnement social. A l’évidence, c’est un point extrêmement important qui se doit d’être soutenu. Cependant, le caractère exclusif et hégémonique de cette revendication en amène à négliger complètement les spécificités individuelles et les besoins singuliers. Qu’est-ce qu’un établissement ? De quel handicap parle-t-on ? Ne faudrait-il pas, également, garantir la possibilité pour quiconque d’être également un sujet de soins quand sa détresse nécessite un accueil et une assistance ?

Il me semble donc important, à l’occasion de prochains billets, de reprendre certains points évoqués au cours de cette matinale de France Culture. Car il est essentiel de pouvoir ramener une certaine forme de réalité, des faits, au-delà des coups de semonce idéologiques. Au fond, il s’agira aussi d’aborder cette vaste question : de quoi le soin est-il le nom ?

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