Kempf et Le Monde, une incompatibilité écologique

Hervé Kempf a décidé de quitter le quotidien Le Monde, où il assurait la couverture de l’écologie depuis quinze ans, comme il vient de l’annoncer sur son site Reporterre, où il livre une lettre détaillée pour s’en expliquer.

Patrick Piro  • 2 septembre 2013
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Kempf et Le Monde, une incompatibilité écologique
© Michel Soudais

Tout journaliste a probablement un jour rêvé de voir imprimée sa signature dans ce prestigieux journal : en prendre congé n’est pas si fréquent et peut mériter que l’on confesse ses raisons. Que ce départ concerne Hervé Kempf prend une dimension supplémentaire. Il est porteur à lui seul d’une tranche de l’histoire journalistique du Monde .

L’ouverture à l’écologie

Il y fait son entrée en 1997 à la suggestion de l’un des rédacteurs en chefs de l’époque, Jean-Paul Besset (qui officia à Politis au début des années 1990) : l’écologie devient une préoccupation centrale de la société, et un pôle à part entière des relations internationales, notamment en raison du dérèglement climatique. Le service international du quotidien, marqué par une tradition rigide, ne conservera pas longtemps cette excroissance, qui trouvera à se développer avec la création du service « Planète ». Au fil des années, plus que tout autre journaliste, Hervé Kempf incarnera la ligne écologiste du Monde . Passionné, convaincu du caractère fondamental des questions qu’il couvrait sans jamais se départir, de manière pointilleuse, de sa rigueur journalistique, il a pu croire un temps, et nous avec, que le quotidien avait raisonnablement muté avec son temps.

La perte de pouvoir des journalistes

Les choses n’ont jamais été faciles, même si le journaliste reconnaît que son employeur a globalement été loyal. Elles se gâtaient pourtant depuis quelques années comme il nous le confiera à plusieurs reprises. Sur le terrain subversif qu’est l’écologie à bien des endroits, le travail de tête chercheuse qu’affectionnait Hervé Kempf a fini par révéler des incompatibilités. La rupture se noue vers 2010, à l’époque de la reprise du journal par l’équipe Bergé-Niel-Pigasse : la société des rédacteurs, l’une des toutes dernières qui disposait encore d’un pouvoir au sein d’un grand média français, doit renoncer à ses prérogatives en échange d’une recapitalisation du groupe Le Monde . L’orthodoxie économique du média semble de moins en moins compatible avec l’écologie d’Hervé Kempf, en odeur de soufre grimpante.

Une chronique sans pincettes

Il est néanmoins devenu une référence pour une partie du lectorat, auteur entre autres d’un essai retentissant sur la responsabilité des riches dans la destruction de la planète, traduit dans plusieurs langues. Lire > Abattre le capitalisme
Et comme sa notoriété sert aussi le journal, il y avait conquis en 2009 l’espace d’une chronique hebdomadaire. Exercice un peu schizophrène, mais a priori parfaitement borné par les règles de l’art : en semaine, Kempf travaille dans les pages intérieures selon les normes du journaliste, et le samedi Hervé livre en clair dans sa chronique le fond de sa pensée écolo. Les chroniqueurs économiques (ses adversaires les plus acharnés) font de même.

Le prétexte Notre-Dame-des-Landes

Illustration - Kempf et Le Monde, une incompatibilité écologique

Oui mais voilà, l’urticaire gagne la direction. Y a-t-il eu des injonctions tombées du côté des actionnaires, ou de partenaires économiques généreux acheteurs de pages de pub ? Hervé Kempf le soupçonne. On lui demande de « s’autocensurer un peu » . Certains échanges verbaux ou écrits valent leur pesant, comme on pourra le lire sur Reporterre. Le clash, ce n’est pas un hasard explique le journaliste, a lieu au sujet de Notre-Dame-des-Landes. Tout comme la quête française du gaz de schiste sur lequel il sera l’un des premiers à écrire, le projet d’aéroport représente pour lui l’emblème d’une société qui tergiverse devant les défis du 21ème siècle. Il porte largement le sujet au sein de la rédaction du Monde . Jusqu’à ce qu’il lui soit fait le reproche d’être «engagé» , frappé d’interdiction d’enquêter sur Notre-Dame-des-Landes pour le journal. Kempf attend la démonstration d’une faute professionnelle, puisqu’en d’autres termes il s’agirait de cela : elle ne viendra pas.

Fin de parcours

La réalité, c’est qu’il a atteint les limites de ce que peut accepter le vénérable quotidien du soir, où la critique de la croissance ou du productivisme est vue comme une idéologie plus qu’une pensée représentative d’une société qui bouge. À Hervé Kempf, coincé dans son dernier réduit, interdit de pratiquer son métier à l’endroit où sa présence faisait pour lui le plus de sens, ne restait plus qu’à prendre congé. On le retrouvera aux commandes de son site www.reporterre.net, où il a bien l’intention de continuer à pratiquer du vrai journalisme dans le champ de l’écologie.

Médias
Temps de lecture : 4 minutes
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