Lidl : le salaire de la peur

Surveillance, contrôles, harcèlements : les méthodes de gestion
du personnel de l’enseigne Lidl provoquent la rébellion de certains
de ses employés.

Xavier Frison  • 22 février 2007 abonné·es
Lidl : le salaire de la peur
Contact : Fatiha Hiraki, hfati@hotmail.fr

CGT-Commerce et services, 01 48 18 83 11, fd.commerce.services@cgt.fr

Dans la grande distribution, les miracles n’existent pas. L’américain Wal-Mart, référence en matière de prix et de droits sociaux rabotés, est sous la menace du plus grand procès collectif jamais intenté pour discrimination sexuelle. En Europe, c’est l’enseigne Lidl qui a repris le judicieux concept : prix étranglés, personnel maté. Un livre noir paru en Allemagne, berceau de l’entreprise, s’appuie sur les témoignages de plus de cent employés pour dénoncer les rythmes de travail, les manques d’effectifs, les heures supplémentaires non payées, les pressions permanentes et les salaires de misère.

Rien d’étonnant, donc, à ce que ces méthodes se greffent sur le réseau français du « hard discounter ». Mais le risque de rejet existe, et des éléments incompatibles viennent parfois enrayer la machine à écraser les coûts et les salariés. Fatiha Hiraki est de ceux-là. Depuis 2003, cette jeune femme énergique de 34 ans est chef de magasin au Lidl de Clichy-sur-Seine. La hiérarchie maison est clairement établie : responsable de son équipe et des résultats du magasin, elle a, pour supérieur direct, le chef de réseau, qui est lui-même supervisé par le chef des ventes et son adjoint qui dépendent d’une des deux directions régionales de Lidl pour l’Île-de-France. Très vite, le trio de responsables va lui faire comprendre en quoi consiste la politique de gestion du personnel maison : « On m’a demandé de harceler les employés, de changer leurs emplois du temps en permanence, de les surveiller, de faire craquer ceux qui n’étaient plus assez productifs. » Car, pour l’enseigne, « vous devez toujours être à 100 % » . Et si les pressions ne suffisent pas, les « qualitests » arrivent à la rescousse : « Des contrôleurs piègent les caissières en glissant des saumons sous des packs d’eau dans leurs chariots ; si elles ne soulèvent pas tout pour vérifier, elles sont immédiatement convoquées par la hiérarchie. »

Illustration - Lidl : le salaire de la peur


FRANCE. Vue d’une ligne de chariots sur le parking d’un super discount LIDL. AFP/ Mychele Daniau

Une caissière ayant travaillé aux Lidl de Saint-Ouen, Villeneuve-la-Garenne et Clichy confirme les conditions de travail évoquées par Fatiha Hiraki. La voix encore bouleversée par son expérience de trois années, elle raconte le long chemin qui l’a menée jusqu’à la démission, en novembre dernier : « Les trois premiers mois, tout allait bien. Mais très vite, mes supérieurs m’ont reproché de ne pas être assez rapide en caisse. » Elle s’est s’accrochée : « J’ai essayé d’accélérer. Et puis, après huit mois d’activité, le chef de magasin m’a proposé de lui rapporter tout ce qui se passait dans le magasin. Par exemple, Untel n’a pas fait les palettes, tel autre n’a pas fouillé les clients, etc. J’ai dit non, et j’ai cru qu’on en resterait là. » Au contraire, les véritables ennuis ne font que commencer : « Mes conditions de travail ont changé. Je devais faire tout le sale boulot, ranger les boîtes de conserve, faire le ménage, écraser les cartons, travailler neuf heures le samedi. » Le soir venu, les remarques fusent : « T’es nulle, tu vas pas assez vite. » Pourtant, la jeune femme a un besoin impérieux de ce poste et « travaille comme un chien, même plus que ça » .

Mais la politique de harcèlement porte ses fruits : « Je n’en pouvais plus, j’ai eu des nausées, les clients habituels ne me reconnaissaient plus. » Quand la foule se presse au magasin, les caissières sont priées de travailler debout : « Vous perdez du temps et de l’argent si vous êtes assises » , leur assène-t-on. Et les gérants de ramener dare-dare des chaises quand un inspecteur du travail ou un syndicat pointe le bout du nez. Alertée par cette salariée, la direction nationale lui assure que ses supérieurs font juste preuve d’un peu « d’humour » avec elle. Après un arrêt de travail refusé, un « contrôleur de caisse » piège l’employée et passe de la marchandise volée, tout en l’empêchant de vérifier le contenu du chariot, comme elle veut et doit le faire. Un autre jour, alors qu’elle fait ses courses en dehors de ses heures de travail, un sac de pomme de terres à 1,69 euro, non facturé par une collègue, provoque une convocation devant le chef de réseau. Le vigile présent atteste pourtant de la bonne foi de la caissière-cliente. C’en est trop : « À ce moment-là, je n’en peux plus, moralement et physiquement. Je ne suis plus capable de travailler. » Au sortir de son injuste convocation, elle est prise d’un malaise : « Là, je suis partie et je ne reviendrai plus. Je ne veux pas de leur argent sale. » Prochaine épreuve pour cette femme meurtrie~: les prud’hommes.

Pour cette autre caissière qui a travaillé pendant cinq ans dans les deux magasins de la marque à Clichy, le constat est le même : changement de planning intempestif, humiliations devant les clients, faux rapports défavorables des vigiles, « on a tout fait pour me licencier, ce qui a finalement été fait en octobre 2006, mais sans motif » . Là aussi, rendez-vous aux prud’hommes. Quant à Samir Asermouh, six ans d’ancienneté et une quinzaine de magasins à son actif, chef de caisse et ex-chef de magasin rétrogradé pour sa « trop grande gentillesse » , il est licencié à la suite d’un « vol » qu’il n’a pas commis, malgré le témoignage favorable de plusieurs collègues de l’époque et le non-lieu de la police. Prud’hommes, derechef.

Pour avoir refusé de cautionner ces méthodes de management, Fatiha Hiraki a, elle aussi, subi les foudres de ses supérieurs. Qui, à son niveau, ne joue pas le jeu de la terreur imposé par le système Lidl est immanquablement repéré, broyé et rejeté par la machine. Les chefs de réseau et les chefs des ventes s’allient pour la déboulonner. Aux coups tordus habituels s’ajoutent les agressions verbales. Avant le dérapage final, le 29 novembre dernier : « Le chef de réseau et moi avons commencé à avoir des mots devant les clients et deux salariés » , se rappelle Fatiha Hiraki. « Il me rejoint dans la réserve, et, furieux de voir que quelqu’un a fait entrer un engin électrique dans le local à surgelés, il me pousse violemment. Ma tête tape alors contre le bloc moteur du local. Je sors du magasin en criant, puis je fais un malaise dans mon bureau. Les pompiers arrivent, non sans être dissuadés d’entrer par l’auteur des faits. » Le soir même, la chef de magasin dépose une plainte au commissariat. La deuxième, après qu’un précédent chef de réseau l’a menacé d’un cutter et gratifié d’injures sexistes. « La direction régionale ordonne aux chefs des ventes et de réseau de se débarrasser de telle ou telle personne. C’est un système bien rôdé. » Samir Asermouh confirme : « Mes supérieurs me disaient : « Celle-ci, je n’en veux plus, il faut qu’elle saute. » » Contactée par téléphone à plusieurs reprises, la direction régionale incriminée n’a pas jugé utile de réagir. Et pour cause : si une minorité de salariés est bien décidée à se battre, la grande majorité préfère souffrir en silence, par crainte d’être privé d’emploi. « Ils redoutent de perdre leur salaire , conçoit Fatiha Hiraki, mais c’est le salaire de la peur. »

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