Putain de vie

Dans « Fucking Sheffied », Kim Flitcroft filme quatre habitants de l’ex-capitale de la sidérurgie anglaise.

Jean-Claude Renard  • 8 mars 2007 abonné·es

Forcément, on se souvient du film The Full Monty , réalisé par Peter Cattaneo (en 1997), avec un Robert Carlyle en transe d’imagination pour éviter de boire totalement la tasse (à défaut de pinte), dans une cité écrasée par la crise économique, la politique de Margaret Thatcher, avec ses tristes hères démolis, ses désoeuvrés errant entre les hangars de béton désaffectés, les terrains vagues, les baraques en briques, en quête de petits de boulots. Ennui, chômage, désabusement et dépression. Pas de quoi se gondoler. C’est pas la bruine qui manque. Le ciel se veut « bas et lourd ». Si le récit s’inscrivait dans une réalité sociale franchement morose, Peter Cattaneo avait choisi d’aborder cette grisaille avec pétulance, et l’idée selon laquelle il vaut toujours mieux rire que pleurer (sachant que le rire n’enlève rien à la cruauté des situations). Foin du misérabilisme donc, et place à l’entrain. Au fil des minutes, au fil des scènes, la comédie sociale tirait plus sur la comédie que sur le social. Technique de l’estompage.

Même décor ici (et pareille première image, plongeant sur la ville, depuis les hauteurs d’une colline), avec d’autres personnages, non pour une fiction mais pour un documentaire, un autre parti pris. Sheffield donc. Ancien orgueil du Yorkshire, joyau de la Couronne, prospère cité industrielle, fière de son acier, de sa sidérurgie. Vieillissants petits pavillons en brique rouge, modestes jardins alignés, verticalité des HLM, rues tracées au carré, éclairées par les néons des clubs. Sheffield a manqué sa reconversion. Les enfants de sa classe ouvrière sont calés dans l’impasse. Cherchent l’issue, une vocation, ou ce qui pourrait y ressembler. La population survit grâce à mille et une combines, au gré des ingéniosités, non sans humour parfois. Ça résonne pub, ça sent le graillon dans les intérieurs kitch.

Là-dedans, Kim Flitcroft a choisi de filmer quatre existences chaotiques. Le premier de ces personnages, Mick, casquette vissée sur le crâne ras, est shooté à l’héro, court après la méthadone. Il a perdu boulot, femme, amis. Il bricole de-ci de-là, entre deux mandats de chômeur. Un seul truc le rattache à la vie : sa blanche Vespa. Le deuxième, Stevlor, est photographe. Il glisse discrètement ses albums en librairies, aux côtés des ouvrages de photographes célèbres. Parmi ses marottes : la beauté des femmes de Sheffield, qu’il met en scène en position plus ou moins érotique. La troisième, Cassi, se produit dans les clubs de lap dancing , en rêvant à une carrière de chanteuse. Enfin, Glen, de retour au bercail après une expérience de jardinier à Newcastle et un échec sentimental, tente de se reconstruire, cherche à travailler auprès des jeunes. En attendant, il bêche, enquille les pelletées, postule pour marner en vendeur dans un sex-shop.

De Thatcher à Tony Blair, le tableau ne s’est pas arrangé. Il s’est renforcé dans les teintes grises. Subtilement, Flitcroft alterne ses prises sur ce quartet attachant. Il le suit, la caméra parfois à l’épaule. Dans cet accompagnement, peu à peu se dessinent les contours de leur quotidien, de leur personnalité. Aucun commentaire dans ce Fucking Sheffield (titre évocateur s’il en est). Pas besoin, à vrai dire. Le choix de ces petites gens et celui des scènes suffisent. Ni comédie ni drame. Mais la vie telle qu’elle est. Pas facile.

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