« Les États-Unis veulent remodeler la région »

Chercheur à l’Institut
de relations internationales et stratégiques, Barah Mikaïl* analyse
les derniers événements au Liban.

Denis Sieffert  • 7 juin 2007 abonné·es

Comment analysez-vous la décision de l’ONU de créer un tribunal international pour juger les assassins de l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, tué en février 2005 ?

Barah Mikaïl : La décision d’un tel tribunal par l’ONU pourrait être légitime si les assassins étaient retrouvés. Mais, aujourd’hui, nous avons le contenant sans le contenu. Qui va être jugé ? On l’ignore. Le juge avait d’ailleurs demandé que sa mission soit prolongée jusqu’en 2008. Le mieux aurait été d’attendre ses conclusions définitives. On est, pour l’instant, devant des présomptions, mais on n’a aucune certitude. L’autre problème, par rapport à la manière dont ce tribunal a été institué, est que cette démarche ne rencontre pas l’adhésion de l’ensemble de l’échiquier politique libanais. La majorité parlementaire est pour, mais le Hezbollah, le parti Amal et le courant patriotique libre du général Michel Aoun sont contre. C’est plutôt un facteur d’exacerbation des tensions que d’apaisement.

Voyez-vous un lien entre cette affaire et les affrontements dans le camp palestinien Nah al Bared entre le Fatah Al-Islam et l’armée libanaise ?

On a pu lire des articles disant que l’émergence du Fatah Al-Islam pourrait avoir été provoquée par des acteurs extérieurs intéressés par une forme de déstabilisation du Liban. Je pense à l’article de Seymour Hersh qui évoquait, le 5 mars dans le New Yorker , la possibilité d’un financement de ce groupe par les États-Unis et l’Arabie Saoudite. Le fait qu’il ait publié ces informations avant l’heure donne de la crédibilité à son propos. Si l’on observe ce qui se passe, on constate que le gouvernement libanais manifeste la volonté d’affirmer sa souveraineté sur tout le territoire, conformément à la fameuse résolution 1559 [^2]]]. On constate aussi que le gouvernement libanais a trouvé, avec l’émergence de ce groupe, l’occasion de s’en prendre à une milice, c’est-à-dire à un acteur directement visé par la 1559. Une milice teintée d’islamisme. La jonction avec la lutte contre le terrorisme peut donc être faite. Si l’armée arrivait à démanteler cette formation, ce serait la porte ouverte à l’affrontement avec l’ensemble des milices armées présentes sur le territoire libanais. Et là, l’enjeu est considérable. On voit bien que c’est le Hezbollah qui serait visé. J’ajoute que cet épisode a été l’occasion pour les États-Unis d’approvisionner l’armée libanaise en armes et en subsides. Ce qui pourrait avoir pour effet de la placer en situation de dépendance par rapport à une puissance tierce. Ceci ne va pas forcément dans le sens des intérêts d’un Liban uni.

Comment envisagez-vous, plus globalement, ce qui se passe au Liban par rapport à l’Irak et à l’ensemble de la politique américaine dans la région ?

La rhétorique développée dès le début par Paul Bremer, l’ancien gouverneur civil d’Irak, pointait la nécessité pour les chiites irakiens de prendre leur part du pouvoir. C’est-à-dire qu’il opérait une différenciation de type confessionnel. Et cette différenciation a, peu à peu, pris le dessus sur la question nationale irakienne. Aujourd’hui, l’éclatement est tel que ce sont des conflits tribaux qui émergent en Irak. Et ça, qu’on le veuille ou non, c’est le résultat de la rhétorique et de la politique américaine. D’un autre côté, il y a un discours sur le « Grand Moyen-Orient », du Maroc au Pakistan, où l’on voudrait démocratiser et promouvoir l’ultralibéralisme. Mais, en vérité, ce projet ne semble pas réellement inscrit sur l’agenda politique américain. La réalité est plutôt que les États-Unis font la part belle à un remodelage de la région selon des critères ethniques ou confessionnels. Le but semble être de remettre en cause les États-nations. On ne peut pas, à ce sujet, ne pas se souvenir que l’un des néoconservateurs les plus en vue, Richard Perle, avait élaboré dès 1996 une note dans laquelle il faisait valoir la nécessité pour les Américains d’un remodelage des frontières selon des critères ethniques. Ce qui est troublant, c’est que son scénario proposait d’abord de faire tomber Saddam Hussein, puis de contraindre la Syrie à se retirer du Liban. C’est ce qui est suivi aujourd’hui. Mais, au Liban, il y a eu deux obstacles à une polarisation de type confessionnel : la position du général Aoun, chrétien maronite, peu suspect d’être anti-américain, qui s’est rangé du côté de l’opposition ; et l’attitude de la France pendant la guerre du mois d’août dernier.

On se souvient que les États-Unis voulaient le déploiement de la force internationale avant le cessez-le-feu, alors que la France posait le cessez-le-feu comme préalable. Cette position l’a finalement emporté. La différence est de taille : si la Finul avait dû se déployer alors que le conflit se poursuivait, elle aurait été mise en situation de prendre parti, c’est-à-dire d’affronter le Hezbollah.

Existe-t-il une alternative à cette stratégie américaine de démantèlement des États-nations ?

Si l’on veut vraiment sortir de ces crises régionales, notamment au Liban, plutôt que de faire appliquer intégralement la résolution 1559, il faudrait déjà faire appliquer la résolution 242 [^3]. Le règlement du conflit israélo-palestinien est sans aucun doute la condition d’un règlement global dans la région.

[^2]: [[Cette résolution de 2005 prévoit à la fois le départ des troupes syriennes du Liban et le démantèlement de toutes les milices.

[^3]: Résolution de novembre 1967 qui enjoint à Israël de quitter les territoires conquis militairement.

Monde
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