Le lent adieu à Fidel Castro

Quel rapport les Cubains entretiennent-ils avec le « Lider maximo », malade et absent ? Leurs réponses sont fort éloignées des excès de haine et de louanges que l’on imagine en Europe et aux États-Unis. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 19 juillet 2007 abonné·es

Maria, appuyée sur une bêche rudimentaire manifestement bricolée, raconte volontiers pourquoi elle a transformé son jardin planté d’herbe en potager orné d’utiles bananiers : «~Alban, mon mari, est professeur d’économie dans un lycée ; et, avec nos deux enfants, on n’y arrivait plus. Comme nous avons la chance d’habiter cette maison à 15 kilomètres de La Havane, j’ai laissé tomber mon travail d’infirmière pour m’occuper de ce jardin et élever des poules. De toute façon, avec le vieux bus, soit j’arrivais en retard au dispensaire, soit je devais partir à l’aube. J’en ai eu marre, mon mari en a eu marre de ma mauvaise humeur. Alors, depuis deux ans, je ne travaille plus, je nourris ma famille et, quand j’ai du reste, je le vends discrètement. Dans le quartier, je ne suis pas la seule ; si Fidel voulait nous inciter à réapprendre l’agriculture, il ne pouvait pas mieux s’y prendre.~» Elle dit « Fidel » , sans acrimonie ni admiration, comme beaucoup de Cubains trentenaires. Une sorte d’indifférence, comme lorsqu’on garde dans un coin de sa maison des images pieuses dont on oublie la signification.

Illustration - Le lent adieu à Fidel Castro


La jeunesse cubaine ne s’intéresse plus aux récits de la révolution. STR/AFP

Le commandant en chef peut bien signer des éditoriaux plus ou moins clairs une ou deux fois par semaine dans le quotidien Granma , il peut bien se montrer en meilleure forme à la télévision malgré les rumeurs de maladie d’Alzheimer, il paraît glisser doucement dans l’oubli malgré l’ardeur sympathique d’une nouvelle génération de «~travailleurs sociaux~». Ceux-ci sont supposés ranimer l’enthousiasme révolutionnaire et surtout lutter contre le laisser-aller et la corruption. Au mois d’août dernier, après l’annonce de l’opération cardiaque de Fidel Castro, la population était inquiète, cherchait partout des informations, vantait à tout propos et hors de propos les qualités du chef de l’État, alors qu’aujourd’hui, comme pour Maria et son mari, c’est l’indifférence qui domine. « Maintenant , dit Alban, nous sommes habitués et désintoxiqués, nous savons que nous pouvons vivre sans lui, que les Cubains de Miami ne nous envahiront pas, que l’économie va un peu mieux, que nous avons des amis partout en Amérique latine, et qu’un jour ou l’autre nous allons devenir, redevenir, un pays normal. Au lycée, on parle beaucoup moins de Fidel que l’été dernier. L’émotion est passée, et c’est très bien comme ça.~»

Un voisin d’une cinquantaine d’années approuve… avec des nuances~: «~C’est vrai que beaucoup de gens ont fait leur deuil, qu’ils ne s’intéressent pas au petit frère [Raúl Castro, NDLR]. Devenir un pays normal, d’accord, mais en gardant notre système, notre éducation, nos principes. Les nôtres, pas ceux d’Hugo Chávez, par exemple, même si ça nous fait plaisir de ne plus être seuls. Mais il verra, Chávez, ils verront, les Vénézuéliens : on finit par se fatiguer d’avoir un ennemi tout-puissant. Cela nous pèse de plus en plus. S’il y a une chose que l’on souhaite tous, c’est la fin de l’isolement, du boycott américain, que l’on soit partisan de Fidel ou pas ; on ne le mérite pas. Cela fait si longtemps, si longtemps… » Manifestement, une partie de la classe moyenne est sortie du castrisme ou souhaite en sortir : les témoignages convergent et les langues se délient.

Pour trouver de fervents inconditionnels de Fidel, il faut se promener dans la vieille Havane ou arpenter les rues populaires de Santiago de Cuba, dans les villages qui jalonnent la route. Là, le Commandante brille encore comme une sorte d’icône, comme un héros qui, un jour, réussira à régler tous les problèmes. «~Surtout que ça va mieux, comme dit Pedro, conducteur de l’un de ces vieux bus qui semblent rouler par miracle : depuis un an, on trouve plus d’articles dans les magasins, il y a un peu plus de travail. Si Fidel vit encore quelques années, il va profiter de Chávez pour nous tirer de l’ornière dans laquelle les Américains et les Russes nous ont poussés. Et il va aider Raúl à se débarrasser des voleurs qui profitent de l’État, des touristes. Vous avez vu les villas autour des grands hôtels~? Elles ne sont pas construites avec nos pauvres pesos, mais avec des pesos convertibles [^2], avec des dollars. Déjà, dans les stations-service, il y a des travailleurs sociaux qui empêchent les pompistes de trafiquer. »

Un de ses voisins, ouvrier maçon, grogne~: « Ouais, mais Fidel devrait rappeler tous les médecins qu’on prête aux uns et aux autres, il n’y en a plus assez pour nous. Lui, il est bien soigné, mais moi, cela fait cinq mois que j’attends une opération d’une hernie et que je ne fais plus rien que de vendre des cartes postales aux touristes, place de la Cathédrale. Là où ils l’ont enfermé, il ne peut pas savoir, mais, un jour, les gens seront très mécontents. »

De conversations en discussions, bribes de phrases après confidences, se dessine ainsi l’image d’une île qui admet que les choses vont mieux, mais qui souffre ou râle. Et, sauf dans les organisations de jeunesse ou parmi les travailleurs sociaux, plus on est jeune, moins on comprend ce qui se passe, pourquoi Cuba ne change pas, ne s’ouvre pas au monde. Sans acrimonie, comme s’il suffisait désormais d’attendre. Les frontières de l’information, d’Internet à la télévision étrangère, ont beau être assez bien cadenassées, le monde extérieur s’immisce et s’impose. Comme le dit Joël Suarez, supporter relativement distancié du pouvoir, qui anime l’action internationale du Centre Martin-Luther-King~: « Allez donc expliquer aux jeunes ce qu’est la révolution, beaucoup haussent les épaules. Ils n’ont même pas connu la terrible période du début des années 1990 ; alors, eux aussi, ils veulent des « marques » de vêtements, de la musique que l’on trouve difficilement, ils rêvent d’un accès libre à Internet, tout leur est dû ; ils ne sont plus fondamentalement différents des jeunes des autres pays. Mon fils n’échappe pas à cette tendance. »

Eduardo, la cinquantaine, professeur de géographie à l’université de Santiago, complète sans illusion cette constatation : « Si nous persistons à tout expliquer à nos enfants par la révolution de 1959, une partie du pays risque de se retrouver face à des « aveugles » nostalgiques, et Cuba va rater sa reconversion. Nos descendants rêvent de normalité ; c’est ce que les communistes russes ont compris trop tard, bien trop tard. »

Pour cet enseignant, comme pour des médecins de Santiago ayant déjà servi à l’étranger, «~la solution n’est pas l’affrontement avec la bande à Raúl et à Fidel. Cela ne sert à rien d’aller en prison pour des idées partagées par beaucoup de Cubains. Il faut les laisser tranquillement infiltrer la société, amener les gens les plus défavorisés de ce pays, qui sont encore nombreux, à admettre que Fidel n’est plus ni le problème ni la solution. Cela passe par l’éradication de la corruption ».

Une virée à Varadero, le «~cancer~» touristique qui continue à se développer à l’est de La Havane, après Matanzas, rappelle que l’instauration d’un tourisme de masse, avec ses plages à perte de vue, a mis en place une économie parallèle favorisant un dérapage libéral qui ne peut que susciter la réprobation des Cubains qui n’en profitent pas. Un eldorado de vacances qui entretient des milliers d’étrangers dans l’illusion qu’ils connaissent Cuba, et qui reste en parfaite contradiction avec la nouvelle pensée écologique de Fidel Castro, tant vantée par le dernier carré de ses admirateurs inconditionnels.

[^2]: Le peso convertible est une monnaie différente de celle des Cubains, obligatoirement utilisée par les touristes et, d’une façon plus générale, par les étrangers.

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