Le passager de la nuit

Une exposition et un livre consacrent le travail de Weegee à New York dans les années 1940. Un flash surpuissant pour une œuvre au noir
où la farce traverse le drame.

Jean-Claude Renard  • 19 juillet 2007 abonné·es

Une trogne d’abord, ronde, et un corps charpenté, trapu. Un genre aussi, une dégaine : blazer et cigare collé aux lèvres. Weegee (1899-1968), Usher Fellig de son vrai nom, né en Ukraine, débarqué en 1910 au Nouveau Monde, à Ellis Island, parmi d’autres milliers d’immigrants juifs, entassés dans la pauvreté. Avec un prénom américanisé en Arthur, qu’il conserve jusqu’en 1938, au moment de choisir son pseudonyme. Auparavant, cent métiers, cent misères, asiles de nuit et plein sommeil sur les bancs publics, un tantinet annonciateurs d’un parti pris de l’objectif. Il fait l’apprentissage de la photographie dans un laboratoire du New York Times , trouve un emploi de photographe à l’agence Acme Newspictures. Il couvre (c’est le cas de le dire) l’urgence et l’indisponibilité des photographes au cours de la nuit.

La période est celle du cinéma muet, du noir et blanc, de la prohibition. En transe de turpitudes, de présentation et de représentation. De quoi marquer un répertoire, gavé de saynètes anodines, de meurtres, d’accidents, de désespoir aussi. En 1935, Weegee s’établit à son compte. Pas n’importe où : tout près du commissariat central de Manhattan. En 1938, il reçoit l’autorisation officielle de capter la fréquence-radio de la police dans sa voiture. Ça change tout. Il est alors dans le feu de l’action avant les autres reporters, et parfois même avant les flics. Et livre les images exposées aujourd’hui [^2] à la Fondation Dina-Vierny au sein du musée Maillol à Paris (également rassemblées dans un remarquable album), entre l’anecdotique et le spectaculaire. Une oeuvre au noir.

Une première image donne le ton : un autoportrait, de 1942. Le photographe a élu domicile dans sa voiture. À l’arrière de sa Chevrolet, le grand coffre, véritable bureau, concentre appareil de rechange, ampoules pour le flash, une Remington, des boîtes de cigares, du saucisson, des déguisements, quelques frusques. La brinquebale new-yorkaise peut commencer, déployée en divers volets. Et inaugurée ici par l’Empire State Building dans le ciel gris d’un soir, un piéton solitaire effleurant un lampadaire dans un halo incertain, un livreur de bagels, un marchand des quatre saisons, la première édition du journal du dimanche. Tout le quotidien anodin de New York, croqué au bout de la nuit, suivi par quelques moments de distraction : un défilé de Thanksgiving, un soir de première au Metropolitan Opera, des jeux et jets d’eau avec une bouche à incendie, des milliers de personnes pressées sur la plage de Coney Island, rare cliché à plat, précédant la verticalité de la ville. « New York est une ville debout » , avait écrit Céline. Et d’aligner quelques contre-plongées fixant le Rockefeller Building ou la tour de Wall Street, imposant leur masse inquiétante, tout comme les rues affichent une signalétique foisonnante, partagée entre les enseignes, les panneaux routiers, les publicités. Bric et broc de mots, de noms, d’injonctions, haut, bas, quinconce, éclaboussant leur luminosité dans la nuit.

Du contraste en images au diapason d’un autre : les chics ici, les puceux chassieux là. Aux somptueuses tenues de soirée succèdent les bouseux qui se réchauffent au-dessus d’un poêle de fortune, des clodos encartonnés, des corps meurtris tapis dans un coin de rue. Dans cette ligne de démarcation, Weegee ajoute la ségrégation : une salle de cinéma séparée par une barrière isolant les Noirs des Blancs, un graffiti tracé par des enfants signifiant « les nègres puent » (que Weegee légende par « Discrimination »), une affiche sur la vitrine d’une boutique où le passant peut lire « Appartient à un nègre ». Le photographe cible une Amérique, au creux des années 1940, qui vit pratiquement sous les lois de l’apartheid. Ce ne sont évidemment pas ces images qui feront la réputation de Weegee, mais celles du tout-venant des faits divers, avec son florilège d’accidents, de meurtres, d’arrestations. Non sans souligner que les armes se vendent et s’achètent aussi facilement qu’un bagel.

Dans l’obscurité des crimes et délits se bousculent gendarmes et voleurs aux mêmes visages, un monde en souffrance gueulant ses violences, la solitude d’une urbanité agitée, gigotante. Tronches éclatées, voitures encastrées, anonymes carbonisés, coffrés. Weegee se fait médecin légiste ou sculpteur de l’instantané. Il est le passager de la nuit, couche-tard flottant insatiablement sur le macadam, le cigare en bouche toujours, l’oeil fixé derrière l’objectif (s’agit pas de se tromper). Avec une touch bien personnelle : un flash surpuissant, même en plein jour, conférant à ses prises de vue un caractère crépusculaire qui rehausse la tension dramatique de l’événement. C’est là sa « lumière à la Rembrandt » . Et tantôt il joue avec la distance qui le sépare d’un corps, tantôt il grille trois ampoules pour avoir le meilleur éclairage, ou cadre la scène d’un meurtre en y intégrant les premières lettres d’un mot. Restaurant devient ainsi « rest », c’est-à-dire le repos en anglais, au pied duquel gît un corps désarticulé, un flingue derrière, un cigare encore à la main, le chapeau retourné.

Au-delà des rues luisantes, du sordide en arrière-boutiques et arrière-cours, des dallages jonchés de corps (ou endormis, le photographe s’étant plu à souligner l’étrange correspondance entre l’attitude du sommeil et le spectacle de la mort), il y a là une histoire en train de s’écrire. Chaque image de Weegee fait récit ­ non sans hasard le film noir américain puisera références et marques chez le photographe, comme plus tard Warhol pour ses sérigraphies. Tous les ingrédients y sont, et le climat avec.

Autre touch , cette confrontation du fait divers à l’environnement où il s’est produit ; un environnement le plus souvent significatif. L’énoncé d’une publicité au-dessus d’une scène de meurtre apporte une autre dimension à la réalité, cornaquant le hasard et un certain déterminisme, le dérisoire et le tragique. Ainsi le titre du film Joy of living (« la Joie de vivre ») surplombant un corps assassiné ; ainsi la publicité « Versez de l’eau bouillante et c’est tout » ornant la façade d’une bâtisse en flammes, qui pousse le drame du côté de la farce. Dans les notes acidulées époustouflant le cadre, Weegee se débrouille toujours pour y glisser une dose (ou une douille) d’humour. Un humour grinçant. Celui de la vie.

[^2]: Une exposition orchestrée par son principal collectionneur, Hendrik Berinson.

Culture
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