« On assiste à la construction d’un nationalisme d’État »

Le 4 juillet, Brice Hortefeux a présenté son projet de loi relatif à la maîtrise de l’immigration en Conseil des ministres. Analyse de Jérôme Valluy, professeur de sociologie politique à Paris-I et membre du réseau Terra*.

Ingrid Merckx  • 5 juillet 2007 abonné·es


Le projet de loi sur l’immigration du ministre Brice Hortefeux intègre l’expression « maîtrise de l’immigration ». Quel est l’esprit de ce texte ?

Jérôme Valluy : C’est le quatrième texte sur l’immigration en quatre ans.Il arrive alors que les décrets d’application des lois antérieures ne sont même pas tous tombés. Cet activisme législatif se répète, laissant penser que la fonction des lois est moins de changer les régimes juridiques que d’envoyer des messages politiques. Ici, le message est clair : il s’agit de présenter, une fois de plus, l’étranger comme une menace pour l’intégrité et l’identité nationales. Ce gouvernement ­ mais ceux qui l’ont précédé également ­ avance comme une évidence l’idée selon laquelle il y aurait trop d’étrangers en France, ou qu’il risquerait d’y en avoir trop. C’est ce que l’on peut appeler un phénomène d’institutionnalisation de la xénophobie, ou encore une forme de xénophobie d’État.

Illustration - « On assiste à la construction d’un nationalisme d’État »


Banderoles de soutien devant une école de Toulouse où des enfants sont menacés d’expulsion. GOBET/AFP

Cette loi durcit les conditions du regroupement familial. Les associations de défense des réfugiés estiment que l’effet sur l’immigration clandestine sera nul. Pour quelles raisons ?

Sur le regroupement familial comme sur l’asile, le gouvernement donne l’impression de s’acharner sur un cadavre. On peut se demander s’il est juridiquement possible de restreindre encore le droit d’asile alors qu’il frise déjà les 90~% de rejets. Cela fait également trente ans qu’on ferme le regroupement familial. En rajouter sur ce point ne sert qu’à faire une démonstration d’ordre symbolique de la dangerosité des étrangers. Dans ce domaine, les politiques publiques fonctionnent comme de gros partis politiques.

L’obtention d’un titre de séjour est déjà soumise à une condition d’insertion. Pourquoi étendre le Contrat d’accueil et d’intégration pour les migrants, avec des exigences de maîtrise de la langue et des valeurs de la République, à leurs familles~?

Un nationalisme d’État se construit sous nos yeux. Mais il est en germe depuis des années~: c’est l’aboutissement d’un processus qui remonte à la fermeture des frontières en 1974, et que de récentes thèses ont rattaché à la décolonisation. Entre 1962 et 1974, une grande partie de la Fonction publique qui gérait les colonies s’est convertie dans la gestion des arrivées d’«~indigènes~» dans la métropole. Elle a progressivement construit l’idée d’une menace migratoire. Les politiques actuelles s’inscrivent dans le prolongement de cette histoire. Exiger un certain niveau de maîtrise du français et des valeurs républicaines a de forts relents post-colonialistes. De même, la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale n’est pas sans lien avec la loi de février 2005 sur les bienfaits de la colonisation. Je ne tiens pas à entrer dans le détail juridique et technique des mesures d’évaluation du niveau de français ou des valeurs républicaines. J’ai siégé trop longtemps à la Commission des recours des réfugiés pour ignorer que, lorsque des fonctionnaires ou des juges veulent rejeter un étranger, ils peuvent toujours trouver des raisons juridiques pour justifier leur décision. Mais, ce qui est aberrant dans cette politique, c’est qu’elle semble viser en priorité les pays arabo-musulmans et les pays d’Afrique noire, alors que la francophonie y est bien implantée.

Que dire, quand même, de mesures comme le renforcement des conditions de ressources financières assorties à la taille de la famille ou la «~formation aux droits et aux devoirs de parents~»~?

Exiger d’un migrant qu’il justifie de ressources équivalentes à 1,2 Smic démontre qu’il est difficile de vivre avec le Smic et qu’il y a lieu de l’augmenter de toute urgence. Il y a aussi le problème du mariage : il n’est presque plus possible de se marier avec une personne étrangère, sauf si elle est très fortunée ! Mesure d’aide judiciaire à la gestion du budget familial, aide au retour avec fichage génétique… Ce projet de loi est la preuve d’un effondrement éthique et d’une faillite morale. Il n’est pas seulement question du sort des étrangers dans ce texte : il témoigne de l’état de la France, d’un délabrement de sa culture politique.

La mise sous tutelle, par le nouveau ministère, d’administrations comme l’Ofpra et la Commission des recours des réfugiés n’accentue-t-elle pas la confusion entre immigration et asile ?

C’est davantage un révélateur qu’une innovation. La mise sous tutelle de l’asile est actée depuis longtemps. De même, on savait déjà que le codéveloppement était un dispositif antimigratoire. Simplement, Nicolas Sarkozy l’officialise sans complexe. On oppose régulièrement asile politique et asile économique. Le problème, c’est qu’on fonctionne, avec la convention de Genève, sur une définition du réfugié très contestable~: généralement, les pays que les victimes de persécutions «~politiques~» fuient sont dans une situation économique catastrophique. Les juifs qui fuyaient l’Allemagne de 1933 quittaient aussi un marasme économique. Pourtant, personne ne doute aujourd’hui qu’ils fuyaient autre chose. Lorsqu’on a voulu les rejeter, au printemps 1934, on a dit qu’ils étaient des réfugiés économiques. On peut dire la même chose aujourd’hui des Tchétchènes, des Haïtiens, des Kurdes, des Ivoiriens… Tous fuient la misère (Voir, par exemple, notre reportage au Sénégal.), mais aussi autre chose. Le taux de rejet des demandeurs d’asile, proche de 100~% en Europe, ne reflète plus rien de la réalité des exilés. Il signifie seulement que l’Europe est un continent où les nationalismes montent et envahissent les appareils administratifs et juridictionnels.

Créé en 2003, le réseau Terra a lancé, le 1er juin, l’appel «~Identité nationale et immigration~: inversons la problématique~!~». Le 27 juin, vous avez coorganisé un débat sur le ministère de l’Identité nationale. Sur quoi débouchent ces initiatives~?

Le forum de Terra est passé de 30 à près de 2~000 abonnés en quatre ans~; nous diffusons gratuitement, par courrier électronique, des textes de chercheurs sur les questions de migrations et des témoignages associatifs auprès de 30~000 destinataires. Cela, pour surmonter les difficultés qu’il y a à faire entendre dans les médias institutionnels une vision autre que celle du «~problème migratoire~».

Nous avons coorganisé un débat en réaction à la création du ministère de l’Identité nationale : son intitulé, son organisation et ses projets choquent le monde universitaire, parce qu’ils rappellent les heures les plus sombres de l’histoire de France. Lorsqu’on nous demandera dans trente ans ce que nous avons fait face à ce ministère, nous voulons pouvoir répondre.

Les participants à ce forum ont décidé de lancer, dès septembre, un mouvement pour relier les professeurs d’écoles, de collèges, de lycées et d’universités, ainsi que les chercheurs, associations, revues et laboratoires de sciences humaines et sociales. Ce mouvement entend observer les activités du nouveau ministère, mettre en place un groupe de vigilance sur l’indépendance de l’enseignement et de la recherche, et monter un réseau de soutien aux réflexions collectives et aux débats publics. L’appel lancé le 1er juin [^2] visait à soutenir les historiens démissionnaires de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Nous travaillons avec eux, et nos collègues des écoles, collèges et lycées, pour résister aux amalgames opposant l’immigration à l’identité nationale.

[^2]: Voir l’appel : .

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