Quand le Congo croise la Durance

La création dansée de Faustin Linyekula sur l’histoire et l’actualité
de l’ex-Zaïre change heureusement des provocations fatiguées
d’un Romeo Castellucci ou d’un Rodrigo Garcia.

Gilles Costaz  • 19 juillet 2007 abonné·es

Nos avant-gardes, nos provocations, notre iconoclastie vieillissent. Le festival d’Avignon en fait, sans le vouloir, la preuve éclatante. Nos « révolutionnaires », à travers l’Europe, tournent en rond, bien qu’ils soient fêtés, encensés et subventionnés. Se considérant comme le fils spirituel d’Antonin Artaud, l’Italien Romeo Castellucci est venu présenter dans une église proche du palais des Papes une méditation sur l’image de la femme, Hey Girl ! , dont il ne donne pas la clé. Il pense, en effet, que c’est au public de décrypter cette cérémonie nocturne ­ qui commence à une heure du matin ! Un être se débat dans une matière boueuse. C’est une femme, une Blanche à moitié nue, qui naît, telle Ève à la création du monde. L’univers explose à côté d’elle. Un homme en redingote a fait entrer une autre femme, noire, nue, anxieuse. La Blanche s’agenouille devant la Noire et la recouvre d’une peinture argentée…

Que faut-il comprendre ? Notre bon sens mondialiste lit là une revanche imaginaire des civilisations opprimées, une inversion des croisades (puisque la femme noire revêt l’armure, l’emblème des vainqueurs), le triomphe rêvé du sexe féminin dans une entente idéale entre la Walkyrie et une Vénus à la peau sombre, enfin arrachée aux colons et aux ethnologues. Mais est-ce la bonne perception ? À trop jouer avec les énigmes et les paradoxes, Castellucci pense moins qu’il ne le croit, dilue sa philosophie dans l’esthétique.

Rodrigo Garcia, Argentin installé en Espagne, présente, lui, dans un cloître (les Carmes) Bleue. Saignante. À point. Carbonisée . Son idée de départ est généreuse : il construit un spectacle avec des jeunes des quartiers de Buenos Aires pour casser les sacro-saintes manières d’un théâtre aux moeurs bourgeoises. Ces jeunes ­ rien que des hommes (on se demande pourquoi) ­ ne connaissent que la murga , le carnaval argentin. Ils pratiquent une danse primitive et, à leur entrée en scène, s’amusent à se battre sans méchanceté. Poussés par des flots de musique, parlant entre eux et s’adressant au public, les voilà en train de se dévêtir, de se rhabiller, de se rouler dans l’eau et la farine, de se chercher des crosses, de se coucher, de découper des matelas, de folâtrer, et de laisser, finalement, parler quelqu’un qui est sans doute Garcia lui-même. Il passe un bon bout de temps à nous assurer que tout serait mieux si les hommes éprouvaient des sentiments aussi peu durables que les émotions des vaches. Un peu creux comme philosophie contestataire !

Heureusement, l’Afrique est arrivée, elle qu’on a si rarement vue au festival. Elle est représentée par des marginaux du Congo démocratique, les studios Kabako. Dinozord est une cérémonie funéraire. Dans un lieu vide dont l’arrière-plan nu sera parfois éclairé d’images et de films, il n’y a que quatre hommes couverts de peintures sacrées et vêtus d’une courte culotte couleur de feuillage. Sur le côté, devant un micro et un ordinateur, l’auteur, Faustin Linyekula, le visage peint en blanc, conte l’histoire. Lui et ses camarades vont célébrer l’inhumation d’un ami mort douze ans plus tôt et qui n’a pu être enterré. C’est un moment symbolique, aux gestes et aux mots tranchants. L’un des camarades n’a pu venir, il est en prison pour avoir participé à l’assassinat de Kabila ; il a envoyé un long message où il dit qui est le dinosaure indiqué dans le titre : lui, « le dernier de la race… de la race des chiens du roi, de la race des chiens-poètes » .

Les annales de l’ex-Congo belge et ex-Zaïre, de Lumumba et Mobutu jusqu’à l’après-Kabila, s’inscrivent en creux puis au coeur de la représentation, pendant les danses très rapides des danseurs. L’un d’eux chante le Requiem de Mozart. Car les cultures se mélangent et s’opposent, avec des extraits de messe en latin. La chorégraphie surprenante et mystérieuse cède la place à un récit des difficultés rencontrées par le peuple congolais d’aujourd’hui ; cela relève de la bande d’actualité et affaiblit la force théâtrale du spectacle. Peu importe. Voilà une autre façon de faire du théâtre, proche de la danse et des traditions ancestrales, et en même temps actuelle et politique. Qu’est-ce qui est authentique ? Qu’est-ce qui est faux ? L’auteur a même intégré la protestation d’un acteur en désaccord avec lui. Les comédiens ne saluent pas à la fin, pour que le public reste avec les questions posées et les révoltes révélées. Ce mélange de rituel et de politique, d’éternel et d’immédiat, c’était le théâtre dont Avignon avait besoin !

Culture
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