À cœur ouvert

Un livre et une exposition, « À la vie, à la mort, l’hôpital », rassemblent des textes et dessins de la reporter aquarelliste Noëlle Herrenschmidt. L’occasion d’aborder plusieurs tabous.

Ingrid Merckx  • 27 septembre 2007 abonné·es

Plus de 80 % des Français meurent à l’hôpital. Beaucoup y naissent. Et tout le monde y passe forcément, à un moment ou à un autre. Pour un accident, une maladie. Pour rendre visite. Lieu de souffrance, de joie, d’attente, d’angoisse, d’ennui, de rencontres… L’hôpital est un lieu de travail, un lieu de vie. Mais aussi un lieu de non-dits.

Illustration - À cœur ouvert


Noëlle Herrenschmidt

Reporter aquarelliste (elle utilise l’aquarelle comme d’autres la photo), spécialiste des lieux clos et des coulisses (procès Barbie, procès Papon, Carnets du Palais, Carnets de prisons, Carnets du Vatican ), Noëlle Herrenschmidt a passé trois ans dans une vingtaine d’hôpitaux parisiens, de 2000 à 2003. Soignés, soignants, accompagnants… Elle a croqué la grande agora hospitalière. Toxicologie à Laënnec, ophtalmologie à L’Hôtel-Dieu, cancer du sein à Saint-Louis, urgences à Lariboisière… Elle a pris le temps. « L’hôpital n’est pas un lieu acquis d’avance. Il faut parfois des jours pour établir le contact, se faire accepter. » Une semaine en psychiatrie à Saint-Antoine à suivre « la démarche si particulière des gens sous médicaments » , avant de pouvoir commencer à tirer un trait. « À peine arrivée, je tombe sur un collègue. ­ Qu’est-ce que tu fais ici ? ­ Je viens me faire soigner, et toi ? ­ Je viens dessiner. Quelques instants plus tard, je croise un ami de longue date […] *. L’évidence s’impose, personne n’est à l’abri. »* Deux mois et demi en soins palliatifs… S’impliquer complètement. Y rester dormir, « pour écouter, la nuit » .

«~ »Pendant un stage infirmier, un malade est mort. Je suis entré dans la chambre. Il n’était pas différent de celui que j’avais vu une heure plus tôt, vivant. Il lui manquait juste la vie. J’avais 18 ans. » Bertrand, externe.» Témoignages, portraits, tranches de vie, gestes médicaux, «~choses vues~» à l’hôpital… Aucun éditeur ne voulait se risquer sur un tel sujet. Jusqu’à ce que Jean-Paul Lacombe, chez Gallimard, décide de soutenir une publication un peu exceptionnelle
[^2]. Mais Noëlle Herrenschmidt espérait aussi une exposition. Depuis le 18 septembre, plus de soixante panneaux tirés de son ouvrage sont exposés sur les grilles du jardin Saint-Paul, à Paris, et sur les murs du village Saint-Paul, mitoyen. Dans le ventre de la ville, dans la rue [^3]. À deux pas du lycée Charlemagne, qui participe au projet.

Le soir du vernissage, un malade peint par Noëlle Herrenschmidt est venu voir «~son » panneau. « Au moins là, je suis beau », a-t-il commenté. À chacun, la reporter a demandé l’autorisation. De le peindre. De l’exposer. Pas d’images volées. Pas de «~voyeurisme~», insiste-t-elle. Mais la volonté de montrer ce qu’on ne voit pas, à une époque où «~on occulte ce qui dérange~». «~Savoir ce qu’est la mort n’enlève pas la peur, mais ça dédramatise.~» Les couleurs des aquarelles y aident. Douces, s’estompant, elles ont quelque chose d’apaisant. Silhouettes, visages, chaises, couloirs, lits, draps, blouses, bureaux, tables d’opération… Les peintures tirent vers le dessin, la bande dessinée même, parfois. « L’aquarelle n’est là que pour accompagner le texte. C’est un procédé rapide, qui suit la vitesse de l’oeil, ne nécessite pas de lumière, sèche seule. Quand j’ai juste le temps de surprendre un geste ­ un aide-soignant qui retourne un malade par exemple ­ je laisse en noir et blanc. L’important n’est pas de finir un dessin mais de suggérer la vue.~» De prolonger un regard plongé dans une chambre ou échangé avec un de ses occupants. «~27 août 2001. Gérard vit entouré de son monde, de son bateau, de ses souvenirs « d’avant ». Il est atteint de locked-in syndrome. Il est totalement paralysé. Privé de la parole. Épinglé au mur, l’alphabet ESARIN qui lui permet de communiquer. »

Les dessins disent surtout l’attente, le temps suspendu *. « 28 août 2001. 15 h 35. Service Ménard 1. Chambre 101, chambre des hommes. J’entre chez les malades en état végétatif prolongé ou en coma de longue durée. Un monde de silence. Ici, le corps a choisi de se mettre en veille. »* Quand la souffrance se trouve dans les textes. Laënnec, toxicologie~: « J’ai masqué la vitre de la porte avec une alèze pour garder mon sevrage pour moi toute seule. » Bicêtre, service pour adolescents~: « 12 h 40. Alice. 14 ans. « Moi, j’ai grandi trop vite, c’est une des raisons de ma tentative de suicide. » » Chaque texte, note ou notule comprend une précision sur la date, le lieu, la personne. Technique journalistique qui inscrit les récits dans une continuité, celle du service de soins en l’occurrence. En postface, Didier Sicard, chef de service de médecine interne de l’hôpital Cochin, commente~: « Le mystère de ce livre est d’avoir rendu l’hôpital hospitalier. » Sa fonction première. En effet, Noëlle Herrenschmidt met en valeur le rôle de chacun, l’attention du personnel, la manière dont ces hommes, femmes et enfants encaissent, leur force de vie… D’une certaine manière, cette exposition est un hommage rendu à ceux et celles qui travaillent à l’hôpital ou s’y confrontent.

Mais l’autre face de l’hôpital ? Celle où, étouffant, angoissant, il se réduit à une usine emplie de techniciens. Quid des personnes qui restent des heures, des jours, sans savoir ce qui les attend~? De la panique de celles soumises à une imagerie par résonance magnétique (IRM) sans y avoir été préparées~? Des proches qui s’inquiètent aux urgences~? Des infirmières seules à 21 heures dans un service avec vingt-cinq patients hospitalisés sur les bras~? De l’ostracisme dont souffrent les unités de soins palliatifs~? Quid des scandales à l’hôpital~? À première vue, Noëlle Herrenschmidt privilégie la dimension humaine. Mais, à bien y regarder, ses notes n’évacuent pas l’inhumanité de la grande machine hospitalière. Peu de blouses grévistes. Mais, ici, un patient en soins intensifs explique qu’on ne lui dit rien. Que sa tête lui tourne. Que c’est « la cata » . Là, une infirmière de nuit se souvient~: « À une période, je vomissais de manque de sommeil. » Une autre avoue qu’elle n’en peut plus de toute cette douleur. Ailleurs, une patiente confie qu’elle ne fait rien, pas même regarder la télé, parce qu’ «~il faut payer » . Et un homme en fauteuil roulant lâche~: «~Ce qu’on peut s’emmerder ici.~»

Par endroits, des textes entendent pallier des manques d’informations, sur la prise en charge de l’andropause, sur la manière dont on manipule un grand brûlé, ou sur la façon dont on se prépare à une coronarographie. Et des notes viennent entamer le vernis politiquement correct de l’ensemble. Comme celle du 20 février 2003, en gériatrie. «~Au fond de la salle, une patiente, à intervalle régulier, appelle~: « Maman, viens vite, je vais mourir » *, sans perturber le moins du monde l’allégresse générale.~»* Ou cette double page en gris, qui ne figure pas dans l’exposition~: quatre corps allongés avec une étiquette sur le pied. Température : entre 3 °C et 5 °C. « Amphithéâtre des morts » . Quelle place pour les morts~? Que fait-on des cadavres~? Reprenant la chronologie du livre ­ naître, grandir, vivre, vieillir, mourir ­, l’exposition s’arrête au dernier soupir. Un peu dommage, car à l’hôpital il se passe encore des choses ensuite. Des choses dont on ne parle pas non plus.

[^2]: À la vie, à la mort, l’hôpital, Noëlle Herrenschmidt, Gallimard, 320 p., 55 euros. 5 euros sont reversés à la Fondation de France pour les personnes âgées.

[^3]: Jusqu’au 29 octobre, rue des Jardins-Saint-Paul, Paris IVe. Contact : Pour que l’esprit vive, 69, bd Magenta, 75 010 Paris, 01 42 76 01 71.

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