La voiture coupée en deux

Initié par des citoyens soucieux d’environnement et de développement local, le service d’auto-partage intéresse aujourd’hui des groupes comme Vinci et Avis. Enquête à quelques jours de la semaine européenne de la mobilité.

Philippe Chibani-Jacquot  • 13 septembre 2007 abonné·es

Pincemi et pincemoi ont la même voiture, mais ne roulent jamais ensemble, qui sont-ils ? Des adhérents d’une société d’auto-partage comme Auto’trement à Strasbourg ou Lilas auto-partage à Lille. Le principe est simple. La société dispose de véhicules stationnés en différents points de la ville sur des places dédiées. Via Internet ou le téléphone, l’adhérent réserve une minute ou un jour à l’avance la voiture située à proximité de chez lui. Il y accède grâce à une clé électronique, et se déplace pour acheter un meuble dans un magasin excentré, sortir un soir chez des amis sans être contraint par l’heure de retour, ou se rendre en tout lieu non desservi par les transports en commun.

Illustration - La voiture coupée en deux

AFP

Cette pratique, très développée en Suisse et en Allemagne (25 000 utilisateurs dans chaque pays), n’a été initiée en France que depuis la fin des années 1990 par des urbains qui souhaitaient réduire leur dépendance à la voiture grâce à la solidarité et participer à la réduction de l’emprise du moteur à explosion dans l’environnement urbain. Auto’trement, à Strasbourg, est l’un des pionniers français du secteur, avec Caisse commune, à Paris. Une vingtaine de voisins et amis avaient créé une association en 1999, qui est aujourd’hui une société coopérative d’intérêt collectif (scic), dont la ville de Strasbourg est partenaire. L’entreprise affiche aujourd’hui mille sociétaires, qui ont tous acquitté une part sociale de 500 euros et ne règlent ensuite que le coût de leur location occasionnelle.

En France, plus de quatre mille personnes sont adeptes de l’auto-partage dans un nombre de villes croissant (Grenoble, Lyon, Rennes, Marseille, Montpellier…) [^2]
. Le statut de coopérative n’est pas systématique pour ces entreprises, mais il est choisi en particulier par les associations qui souhaitent prendre un statut d’entreprise. « La scic permet d’allier statutairement intérêts publics et privés. La ville de Lille a initié le projet, des financeurs solidaires (Cigales et Garrigue) se sont associés, ainsi que le groupe Kéolis, groupe européen privé, déjà délégataire de la gestion des transports en commun de la communauté urbaine » , décrit Serge Tourreau, responsable d’exploitation de Lilas. Avec l’intégration d’un opérateur privé spécialiste des transports urbains, la jeune société, créée en février, inaugure un nouveau modèle après le défrichage des pionniers comme Auto’trement, qui ont dû survivre avant de convaincre.

Car le modèle économique des sociétés d’auto-partage, dès lors qu’elles sont motivées par l’intérêt collectif, est périlleux. « Notre activité est liée à la mobilisation d’un capital financier important, car il faut acheter des voitures, des systèmes électroniques embarqués, explique Jean-Baptiste Schmider, directeur général d’Auto’trement, Nous faisons appel aux systèmes de finance solidaire. Mais notre capital provient à 90 % des 1 000 utilisateurs qui ont investi 500 euros dans une part sociale. »

Le manque d’actifs solidaires et la difficulté à convaincre les banques d’investir dans l’activité, notamment les gros poissons du monde coopératif, constitue le premier frein au développement de l’auto-partage, selon Jean-Baptiste Schmider, par ailleurs gérant du réseau coopératif France-Autopartage.

Auto’trement devrait atteindre son autonomie financière en 2008 (en 2007, la ville de Strasbourg a versé une subvention de 15 000 euros sur un budget total de 150 000 euros). À Lille, la ville a donné trois ans à Lilas pour atteindre l’équilibre financier. Mais le partenariat public, privé et solidaire a probablement facilité la sécurisation du montage financier.

Là où Auto’trement fixe la part sociale à 500 euros, Lilas ne demande que 15 euros d’adhésion à vie et sollicite les seuls volontaires à souscrire une part sociale de 20 euros. Des tarifs qui se justifient par la nécessité d’ouvrir le service au plus grand nombre. En huit mois, Lilas a déjà fait 350 adeptes à Lille. Pour accélérer la rentabilité, « nous pourrions dès demain augmenter le nombre de stations en centre-ville. Mais c’est tout le problème d’une entreprise qui revendique de faire de l’économie solidaire : jongler entre la nécessité financière et l’analyse des besoins collectifs » , constate Jean-Baptiste Schmider. Un souci que n’auront peut-être pas les opérateurs purement privés qui lorgnent sur le créneau. Une première joint-venture , Okigo, a vu le jour à Paris (quatre stations dans les arrondissements centraux) en début d’année et annonce un réseau national d’auto-partage en 2008 : Avis fournit les voitures, et Vinci les places de parking.

La guerre des prix pourrait faire des victimes (actuellement, Okigo n’est pas moins cher que son concurrent parisien Caisse commune) aux dépens de l’intérêt général. Mais, pour le moment, les opérateurs solidaires voient dans cette incursion du privé un gain de crédibilité : c’est signe que l’activité peut être rentable. Jean-Baptiste Schmider craint toutefois que « l’apparition des acteurs marchands rende plus difficile la négociation avec les collectivités locales du fait de leur puissance commerciale ». L’intérêt collectif devra primer et les coopératives ont leur rôle à jouer.

[^2]: Voir le site de la coopérative d’entreprise France-Autopartage, qui fédère une dizaine de structures en France, .

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